Face aux urgences et priorités du développement, le gouvernement du Sénégal s’est engagé dans la mise en œuvre d’un plan stratégique pour susciter et accompagner la croissance dans tous les secteurs viables de notre économie. Cette vision progressiste est à encourager pour un accès aux objectifs du Plan Sénégal Émergent (PSE), devenu l’outil de pilotage adopté en perspective de l’horizon 2035. Mais il serait bien d’ajuster certains contenus de ce plan.
« L’économie humaine ne saurait se réduire à une économie productrice de richesses matérielles », (Georges Bataille, « La notion de dépense », 1933, Éd. Lignes, 2011, 80 p)
Dans ses lignes prioritaires, le PSE a situé des actions urgentes à mener qui devront intégrer tous les secteurs dynamiques de l’économie. En tant que professionnel de la culture et de la communication, je pense qu’il serait important de souligner la position des industries créatives et de la culture comme étant un des vecteurs importants à intégrer dans la mise en œuvre du PSE.
Exception faite au point fondamental du besoin en production d’énergie, devenu un besoin vital pour tout pays qui aspire à l’émergence, la culture est à mon sens le second point fondamental qui devait être pris en considération. La culture est le ciment des modèles de développements. D’un pays à un autre, le modèle indien n’est pas celui des chinois, ce dernier est aussi différent du modèle brésilien. Ces pays sont parvenus à l’émergence avec des orientations économiques adossées à une culture nationale. Cette dernière se manifeste à travers un savoir, un savoir-être et un savoir-vivre exprimés à travers les valeurs sociales et le culte du travail.
Il serait important d’insister sur les opportunités de valorisation des industries créatives, mais aussi sur celles de mettre la culture sénégalaise en exergue à travers la stratégie de communication du PSE. La meilleure communication que l’on peut adopter, face à l’autre, et celle qui intègre les réalités de sa culture en l’adaptant aux situations d’altérité. Chaque groupe humain communique selon sa propre culture. Sur ces points, le document du PSE fait l’impasse sur des choses importantes qui nécessitent des correctifs urgents.
De prime abord, le PSE déroute à travers ses lignes d’orientation portant sur la notion de culture. En parcourant les 184 pages qui composent ce document, on retrouve une section consacrée à la relation entre la culture et le développement en ces termes :
« Dans le domaine de la culture, il s’agit de valoriser les potentialités et de stimuler la créativité et le talent des artistes pour accroître le volume et la qualité de la production culturelle et artistique. À cet égard, pour promouvoir les industries créatives performantes et mieux diffuser les produits culturels au plan national et international, des infrastructures et des plateformes culturelles seront réalisées pour accompagner le développement du secteur. Concernant les pré requis, l’accent devra être mis sur : l’amélioration de l’accès au crédit pour les porteurs de projets culturels, la promotion de la formation artistique, le renforcement de l’implication des privés dans la promotion culturelle, et la promotion du statut des artistes, des droits de la propriété intellectuelle et artistique et la lutte contre la piraterie ».
Ainsi à travers une dizaine de lignes, présentée en deux paragraphes (343 & 344) les concepteurs du PSE exposent leurs visions de ce domaine souvent mal compris et parfois ignoré des politiques de développement.
Dans un article publié, M Alioune Badiane, ancien Directeur des arts au Ministère de la Culture déplore « Les rendez vous manqués de la Culture » (voir Sud Quotidien, du 9 janvier 2015) dans les schémas de mise en œuvre des politiques de développement. Il s’agit, selon lui, du premier rendez vous manqué (1960-1980) avec la négritude sous le magistère du président Senghor, d’un second rendez vous manqué (1981-2000) avec la Démocratie culturelle sous Abdou Diouf. L’auteur de cette contribution constate que de 2000 à 2012, un Programme national de développement culturel (PNDC) fut lancé par la tutelle. En dépit d’un ensemble de réformes juridiques apportées et quelques infrastructures construites en cette période, une instabilité ministérielle sans commune mesure va réduire, presque à néant, tous les efforts consentis ; Le résidus d’un autre rendez vous manqué avec le changement. L’institution culturelle et artistique fut ballotée dans tous les sens, au cours du magistère du Président Wade.
En ce qui me concerne, je constate que les signaux ne sont pas encore rassurants pour le « rendez vous attendu » pour l’émergence en 2035. Les rédacteurs du document d’orientation du PSE devaient se poser des questions portant sur le potentiel lié aux industries créatives et à la culture pour mieux cerner les objectifs. L’expertise du Ministère de la culture, et celle des acteurs de la société civile de ce secteur, pouvait bien apporter un supplément qualitatif. Les professionnels de la culture et les managers de l’économie n’ont pas souvent la même lecture de ce qui représente à leurs yeux la mesure d’une « valeur ajoutée » ou « d’un facteur de croissance ». Ces deux mesures restent quantifiables pour les industries créatives, constituées d’une chaine de biens marchands, mais ne sont pas mesurables et quantifiables en chiffres lorsqu’il s’agit d’investir dans l’humain pour un supplément d’âme et d’humanisme.
Développer un pays sans aucune promotion de la culture chez le groupe humain, revient à construire des ponts où un chauffeur de taxi se permet d’entraver une passerelle piétonne sans aucun remord. C’est un cas parmi tant d’autres, face à l’actualité.
Un des responsables du Bureau opérationnel de suivi (BOS) du PSE a laissé entendre, au cours d’un atelier pour une mise à jour de la Lettre de politique sectorielle pour la Culture et la Communication, le 13 Août 2015, à Dakar, que « le besoin de formation des acteurs culturels est l’une des priorités du PSE pour ce secteur, puisque 85 % d’entre eux n’ont pas le niveau du Certificat de fin d’études primaires ». Cette déclaration grave, d’une légèreté surprenante, renseigne sur la capacité des managers du PSE à identifier les besoins et enjeux réels de la culture et de ses dérivés.
Mes propos se mesurent à un impératif de dénoncer le caractère bancal d’une telle analyse. En tant qu’acteur culturel, je frisonne face au spectre d’un autre « rendez vous manqué » avec l’émergence qui se profile. Les germes de la confusion sont totalement bien accrochés si la lourde bureaucratie des énarques, économistes, statisticiens, etc, n’en revient pas à la modestie d’apprendre et à se renseigner, particulièrement sur ce point concernant les arts et la culture qui est assez spécifique.
Pas de PSE sans la culture et la communication
La Culture, le Tourisme, la Communication et l’Économie numérique peuvent bien aller ensemble dans la mise en œuvre du PSE. La Culture en-soi, porte deux mamelles. J’emprunte cette allégorie de la « vache laitière » aux publicistes et autres spécialistes de la communication commerciale, pour m’adresser à nos amis financiers du PSE. À travers l’une des mamelles, il y’a du profit que l’on peut tirer au niveau de la valorisation des industries créatives. Il s’agit des chaines de valeurs du livre, du disque, du spectacle, des arts plastiques, des produits audiovisuels, etc.
Avec tous nos sites culturels et naturels classés au Patrimoine mondial de l’Unesco, notre pays arrive en tête en Afrique de l’ouest. Mais est-ce que le Sénégal tire suffisamment profit de cet avantage ? À t-il assez investit dans ce secteur pour qu’il soit une locomotive dynamique au profit du tourisme culturel ? Par ailleurs, avons-nous pris le soin de réfléchir, dans le cadre du PSE, sur la valorisation toute cette mine d’archives culturelles et de données scientifiques du Patrimoine culturel avec la création d’une plateforme numérique de vente en ligne ? Et pourtant, d’autres en profitent …
À titre d’exemple, certaines archives sénégalaises (images et sons) datant de l’AOF sont actuellement commercialisées par l’Institut National de l’Audiovisuel français à des prix incroyables que même certains réalisateurs sénégalais rachètent, au besoin, pour combler les séquences d’un document audiovisuel.
Dans le cadre du PSE, il est bien souligné le besoin d’adopter dans le court terme 17 mesures phares dont celui de la mise en place d’un Conseil de l’économie numérique. À ce niveau, les chaines de valeurs de l’économie créative sont capables d’apporter des contenus à valeur marchande. Il s’agit de produits qui peuvent être vendus en ligne (musique, cinéma, jeux vidéo, captations audiovisuelles, etc), de la valorisation des archives culturelles, des données du patrimoine historique, cinématographique, littéraire, etc, à travers des plateformes numériques pour des ventes sécurisées. Il en est également ainsi du projet de la TNT (Télévision numérique terrestre), dont l’essentiel des contenus est attendu des biens et services culturels. Les contenus de n’importe quelle chaine de Télévision c’est soit des nouvelles (information), du sport ou de la culture (animation).
L’autre mamelle renvoie à la valeur immatérielle de la culture, celle qui intéresse le moins certains financiers qui pensent la vie uniquement en terme de gains directs. La définition que je citerai ici pour cette culture immatérielle est celle du psychologue néerlandais Geert Hosftede qui la considère comme étant le logiciel mental de chaque groupe d’individus... La citation d’origine étant « Culture is the collective programming of the mind that distinguishes the members of one group or category of people from others ».
Pour la petite histoire, cette définition a vu le jour suite à une étude réalisée par ce chercheur Néerlandais pour l’entreprise IBM spécialisée dans l’informatique. Face au constat d’une baisse des performances de certaines structures de la multinationale, une étude a été menée de 1967 à 1973 pour situer les causes du problème. La conclusion était surprenante… La multinationale IBM avait besoin d’ajuster sa politique d’entreprise aux réalités culturelles des différents pays où elle était présente. Pour y arriver, le chercheur invente un modèle d’analyse établit sur la base de données culturelles basées sur 4 dimensions avec un échantillon composé de 70 pays.
Ce modèle d’analyse de Hofstede fut adopté par les managers et continue d’être une référence pour les chercheurs. Il sera plus tard complété par la matrice d’une cinquième dimension qui concerne les cultures asiatiques, proposée par Michael Bond en 1987 à travers un autre travail de collecte réalisé dans 23 pays.
Tout ceci pour dire une chose : On ne fait pas des affaires de la même façon dés lors que l’on intervient en Europe, en Afrique, en Amérique latine, ou dans les pays du golfe arabique. Quand je vois à la télévision des ministres sénégalais diriger des missions de négociations économiques, ou d’affaires, avec leurs partenaires internationaux je me pose toujours cette question : est ce que ces gens sont assez bien outillés pour intégrer la variable culturelle dans leurs stratégies de communication ? Le procédé opératoire entre culture et communication ne repose pas sur un modèle diachronique. Il s’agit d’un branchement systémique de contenus culturels qui composent et orientent les processus de la communication. Dans un monde globalisé, la communication publique a besoin de tels ressorts pour mieux s’exprimer sur les problématiques de l’immigration, de l’éducation, de la finance internationale, des traditions, de la vie sociale, etc.
Ce modèle holistique anglo-saxon est pratiquement très éloigné du modèle francophone où certains compatriotes puisent des citations maladroites, à l’emporte-pièce, du genre « la culture c’est ce qui reste quand on a tout oublié » ou cette autre senghorienne, souvent citée en dehors de son contexte, avec une notion de la culture placée « au début et à la fin du développement ».
Sans rien comprendre de cette citation forgée par Senghor, nous avons extirpé de la carte institutionnelle du Ministère de la Culture « l’Université des Mutants pour le dialogue des cultures » qui devait porter le projet scientifique d’intégrer la variable culturelle dans nos politiques économiques et sociales. Senghor fut un visionnaire, un génie arrivé avant l’heure… La mission de l’Université des Mutants c’était de travailler avec les instituts, universités et grandes écoles pour une production scientifique endogène articulée aux cultures du monde.
Dans un passé récent, sous l’égide de l’UNESCO, le Sénégal a célébré ses « Trésors Humains Vivants ». Au delà des festivités organisées autour d’une telle célébration, qu’avons nous fait jusque là des héritages portés par Yandé Codou Séne, Doudou Ndiaye Rose, Samba Diabaré Samb, Ndiaga Mbaye, Mactar Seck Mboro, Djibril Diop Mambéty, Papa Ibra Tall, Ousmane Sembéne, Iba Ndiaye, Alpha Walid Diallo, etc ?
Avons-nous pris le soin de documenter leurs vies pour nos archives, rédiger des biographies, réaliser des documents audiovisuels pour la postérité ? C’était aussi l’une des visions de Senghor avec la création du service des Archives culturelles, supprimé de l’organigramme culturel suite aux ajustements structurels sous le magistère du président Abdou Diouf.
Que nous reste t-il ? Presque rien. Les acteurs culturels doivent réclamer une Académie nationale des arts et lettres, composée d’éminentes personnalités indépendantes capables de porter le projet d’une mise à jour des missions de la culture dans ce pays. Cette Académie devrait aussi plaider en faveur d’un retour de la célébration du Grand prix des arts et lettres dans notre agenda culturel, de la révision des curricula de formations, de la mise en place d’un manuel de procédures pour renforcer l’accès au financement, de l’organisation des acteurs de la société civile artistique et la promotion de nos événements artistiques internationaux.
J’ai été l’étudiant de Marie Thérése Claes, professeur au Louvain School Management et à l’Asian Insitute of Technologie, du professeur Milton Bennett de l’Université d’Orégon (USA), théoricien du modèle DMIS utilisé pour la formation des « Peace corps », et d’autres spécialistes qui m’ont permis de disposer d’un outillage théorique nécessaire pour comprendre cette prophétie culturelle de Senghor qui fut un véritable visionnaire. Sans ce parcours et cette expérience des savoirs, au profit de ma modeste personne, je reste convaincu que j’allais mourir idiot… Je m’en suis rendu compte lorsque j’ai bouclé une première étude portant sur les usages de la plaisanterie et de l’humour, au sein de l’espace politique, dans nos cultures ouest africaines en général et sénégalaise en particulier. Conduite en co-supervision avec deux chercheurs de l’Université de la Suisse italienne et l’Université Cheikh Anta Diop, les résultats m’ont révélé des choses importantes sur notre culture nationale, analysée à travers le modèle « Islamo-wolof » théorisé par l’historien Mamadou Diouf.
C’est à ce niveau recherché que la culture intervient aussi dans la communication, les politiques de développement et le management. Dans les pays anglo-saxon (USA, Royaume Uni, etc) la variable culturelle est fortement intégrée dans le système du management de la communication et dans la conduite des affaires. L’exemple des volontaires du «Corps de la Paix » (coopération américaine) ou des japonais de la JICA est assez éloquent pour signifier à nos gouvernants qu’ils continuent de commercer avec des gens qui les connaissent mieux qu’ils ne l’imaginent. De même, le paradigme culturel est intégré dans les méthodes de travail des Nations Unies. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a récemment mobilisé un collectif d’anthropologues et autres spécialistes des cultures ouest africaines pour une contribution scientifique dans la lutte contre la maladie à virus Ébola.
De notre part qu’avons nous fait, jusque là ? Nous avons un Ministère de la Culture qui, depuis sa création, a rarement porté un grand projet de recherche ou d’évaluation de la situation et des enjeux du secteur en question. Il faudra une volonté politique, des moyens, et un système d’organisation structuré pour combler ce gap.
Une étude récente, publiée en 2014 par l’Institut national des statistiques et études économiques (Insee) français, révèle que « la Culture contribue 7 fois plus au PIB de la France, que l’industrie automobile ». Les grandes lignes de cette étude font apparaître clairement que la culture est un vecteur de croissance pour les secteurs de la Communication et du Tourisme. En ce qui nous concerne, nous sommes presque incapables de dire ce que la culture et ses industries créatives pèsent au sein de l’espace UEMOA. À ma connaissance il n’existe aucun projet sous régional d’études, ou de recherche, déjà réalisé au sein des différents États membres.
Pour un usage judicieux de ces prêts contractés ailleurs au nom Sénégal et des ressources financières mobilisées avec le contribuable sénégalais, nous devons croiser nos intelligences pour aboutir à une performance. C’est mieux que ce vocabulaire qui « bricole » l’émergence à la routine. Du « Café Touba » émergent au « Bissap émergent » !
Aliou Adam NDIAYE
Cross – cultural communication advisor
aliwou@gmail.com
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