La persistance des disparités
Au-delà du débat sur les progrès réalisés, le contrat d’affermage n’a en rien résolu les problèmes structurels du service de l’eau au Sénégal, à savoir la question des inégalités d’accès et celle de l’équilibre financier du service. Ces problèmes de fond n’ont été que contournés.
Tout d’abord, le problème de l’accès à l’eau dans le monde rural a été évacué du contrat. Si aujourd’hui, une grande majorité des citadins sénégalais a accès d’une manière ou d’une autre à l’eau potable, ce n’est pas le cas de 62% des ruraux (et seuls 17% d’entre eux ont accès à des services d’assainissement)
La proportion encore importante de la population urbaine qui n’a pas accès au réseau ou qui ne peut plus se le permettre s’alimente soit, comme on l’a vu, à des bornes collectives pour un prix élevé, soit à des bornes fontaines privées pour un prix très nettement supérieur au prix officiel, soit à des sources polluées (pompes artisanales), avec les risques sanitaires que cela implique. On a connu ces dernières années une certaine résurgence, dans certaines villes sénégalaises, des maladies liées à l’eau comme le choléra.
L’application unilatérale du système de facturation individuel en fonction de la consommation a eu d’autres conséquences dommageables, comme la suppression, sous prétexte de lutte contre le gaspillage, de nombreuses fontaines publiques gratuites ou à très bas prix, gérées au niveau local par les communautés concernées, dont bénéficiaient les plus pauvres. Les institutions, comme les écoles et les mosquées, qui bénéficiaient d’un traitement préférentiel (et parfois d’un approvisionnement gratuit) dans le cadre de ce système communautaire, ont dû supporter de lourdes factures ou renoncer à leur approvisionnement en eau. C’est tout un système de sociabilité, qui concernait principalement les femmes, qui a ainsi été effacé par un système qui repose sur la conception de l’eau comme une marchandise.
Au final, le contrat d’affermage a renforcé la dichotomie déjà existante dans la fourniture du service de l’eau, créant un système à deux vitesses distinguant entre les consommateurs solvables et les autres, aux dépens d’une perspective de droit universel à l’eau pour tous les citoyens sénégalais. Système à deux vitesses qui risque fort, encore une fois, de se trouver aggravé par une concession totale.
Une situation financière rétablie seulement en apparence
Le deuxième problème structurel qui semble n’avoir été résolu qu’en apparence est celui de l’équilibre financier du service.
La SONES, qui gère le financement des investissements, bénéficiaire des prêts des bailleurs de fonds et responsable de leur remboursement, connaît des difficultés financières significatives. Celles-ci expliquent sans doute, avec les problèmes de mauvaise gestion que connaît également la SONES, que l’État sénégalais souhaite désormais se désengager entièrement d’un secteur, ce qui augure de conséquences plus graves pour les consommateurs.
La situation financière difficile de la SONES s’expliquerait par une instabilité institutionnelle à la tête de l’entreprise du fait de décisions souvent politiques et également par l’ampleur des dettes de l’administration vis-à-vis du service de l’eau, qui s’élèveraient à 36 milliards de francs CFA et pèseraient lourdement sur les comptes.
On notera que l’ONAS également connaît un déficit structurel depuis sa création en 1996, les sommes reversées par la SDE ne couvrant qu’environ un tiers de ses coûts d’exploitation et d’investissement.
Les risques de la concession
La perspective d’une concession totale du service de l’eau est de nature à aggraver encore tous les problèmes signalés.
En premier lieu, tout porte à croire que la raison fondamentale de l’annonce d’un passage à la concession totale est le souhait de l’État sénégalais de se débarrasser de la SONES et de se désengager financièrement du secteur, alors même que c’est son engagement financier qui a permis les améliorations obtenues.
En théorie, le futur concessionnaire devra donc prendre en charge les investissements et les emprunts éventuels qui seront rendus nécessaires. Il ne pourra dès lors s’assurer des profits conséquents – ce qui est la seule raison d’être d’une entreprise privée – que de deux manières : soit en augmentant drastiquement le prix de l’eau, au risque de se voir confronté à une résistance de la population et à une flambée des impayés, soit en ne réalisant qu’une faible partie des investissements nécessaires – une tendance déjà fréquente chez les concessionnaires vu que leurs contrats ne courent au mieux que sur 25 ans alors que la durée de vie des réseaux et des équipements est plutôt de l’ordre de 50 ans. Dans les deux cas, la population, et d’abord les plus pauvres, en feront les frais.
À vrai dire, il n’est d’ailleurs pas certains que l’État sénégalais trouve une entreprise pour répondre à son appel d’offres, les grandes multinationales de l’eau se montrant désormais très prudentes dans leurs investissements dans les villes du Sud, et privilégiant des formes de contrats moins risquées. Mais cette situation même est source de danger, puisque le Sénégal pourrait être tenté, pour attirer un prestataire, d’offrir des conditions encore plus avantageuses en termes de garantie de profits, de cadre de régulation et de délimitation du périmètre de la concession. La manière opaque et unilatérale dont le gouvernement a pour l’instant géré l’annonce de la fin du contrat d’affermage n’augure rien de bon de ce point de vue, alors même qu’une concession totale du service nécessiterait des mécanismes de contrôle autrement plus rigoureux et indépendants d’un éventuel prestataire privé.
Les usagers «non rentables» risquent, dès lors, de se trouver délaissés pour de bon, au profit des quelques clients qui assureront à l’entreprise privée des revenus rapides et sûrs et ne nécessiteront pas la réalisation de nouveaux investissements.
Des alternatives existent
N’y a-t-il donc pas d’alternative au passage au tout privé ? Le système actuel pourrait certes être amélioré en renforçant la transparence et la rigueur de la régulation et en renégociant la part reversée par la SDE à la SONES.
Mais surtout, sans vouloir nier les problèmes passés et présents du service public de l’eau au Sénégal, une solution de retour à la gestion publique semble seule de nature à poursuivre les progrès réalisés et à remédier aux problèmes structurels identifiés ci-dessus.
Deux conditions toutefois à cela. La première est une véritable réforme démocratique du service de l’eau, avec une véritable transparence et une véritable participation des citoyens et de la société civile. Divers services publics du Sud, au Brésil et en Inde notamment, ont mené de telles réformes avec un succès éclatant.
La seconde est la possibilité d’accéder à des financements et à un soutien technique et organisationnel. Si les institutions financières internationales et les grands bailleurs de fonds continuent à privilégier les partenariats public-privé comme unique solution à tous les problèmes de l’eau et comme condition d’accès à leurs prêts, un certain mouvement se fait jour en faveur de solutions publiques. L’Union européenne a ainsi mis récemment en place un fonds modeste de soutien aux partenariats public-public dans le domaine de l’eau pour les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP). Dans le cadre des partenariats public-public, ce n’est plus une entreprise privée mais une autre entreprise publique qui vient aider un service de l’eau à se réformer et à améliorer ses performances et la qualité de sa gestion, dans le cadre d’une démarche de solidarité et non de recherche de profit. Les partenariats public-public, initiés il y a plus de 20 ans lorsque l’entreprise de l’eau de Yokohama au Japon commença à passer des contrats d’assistance avec d’autres services de l’eau en Asie, concernent aujourd’hui près de 70 pays. Les entreprises publiques de l’eau qui sont prêtes à s’engager dans de tels partenariats sont souvent issues des pays industrialisés (services de l’eau de Paris engagé au Vietnam et au Maroc, d’Amsterdam engagé en Égypte et au Surinam), mais il existe également des partenariats public-public Sud-Sud, comme par exemple entre le Maroc et la Mauritanie.
NB : Cet article fait partie d’un numéro spécial sur l’Eau et la privatisation de l’Eau en Afrique, réalisé dans le cadre d’une collaboration entre le Transnational Institute, Ritimo, et Pambazuka News. Il a été rédigé grâce à de nombreuses contributions, en particulier celles de Jacques Cambon et Moussa Diop.
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