Au-delà de son caractère éminemment religieux, le Magal de Touba est devenu un haut-lieu de grands business. L’activité commerciale atteint des dimensions insoupçonnées. Des enjeux de taille que les banques ont bien flairés pour se glisser allègrement dans le circuit. Un point focal, le Marché Ocass, avec à côté, des charretiers, vendeurs de Khassaïdes et autres objets.
Sa réputation de cité religieuse mise à part, Touba présente le visage d’une ville très dense, une ville de business. «Il y a 15 banques qui sont présentes à Touba. Ce qui veut dire que l’activité économique y est très dense et tout tourne autour du commerce qui s’articule autour de la consommation, la quincaillerie et le textile, même si les produits forestiers et agricoles commencent à prendre un peu plus de place», explique un banquier sous le couvert de l’anonymat.
Un dynamisme du secteur du commerce, visible dans les grandes artères qui mènent vers la Grande Mosquée. Des agences de banques aux stations d’essence, en passant par les quincailleries, les boutiques de cosmétiques, sans oublier les grands magasins grossistes, les points de transfert d’argent, difficile de faire 5 mètres sans en croiser un. Selon notre interlocuteur, c’est cette forte densité de l’activité commerciale qui a attiré les banques. «Les fêtes comme la Tabaski, mais surtout le Magal, nécessitent beaucoup de dépenses de consommation. L’activité économique est dense et tous les secteurs le ressentent», assure le banquier.
Quand les banques contournent les garanties…
Ce dynamisme de l’économie nécessite des financements importants de la part des populations, au grand bénéfice des banques qui s’en frottent bien les mains. Mais à y voir de plus près, la tâche semble compliquée et nécessite une certaine gymnastique. «Aujourd’hui, les gens commencent à demander du crédit pour financer leurs activités agricoles et les banques leur accordent ce qu’on appelle des ‘crédits spot’. Le problème, c’est qu’au-delà de 5 mois, la Banque centrale demande des garanties et le foncier ne peut pas servir de garantie, parce que Touba est un seul titre foncier. Les banques sont obligés d’inventer des subterfuges pour contourner cette réglementation et satisfaire la clientèle», poursuit notre ami banquier.
Cependant, il estime que le principal problème de ces acteurs économiques, c’est le manque d’investissements. «Le problème de Touba, c’est l’investissement, les gens n’investissent pas ici. Ils font du ‘’bana-bana’’. Mais, il y en a peu qui ont compris qu’il faut aller vers cela. Alors que pour développer une activité, il faut travailler avec une banque qui aide à prendre certaines dimensions. Ils ont un manque d’organisation criard. Mais, il y a ceux qui ont accepté d’aller au-delà du simple Baol-baol qui a des maisons à Dakar, des camions gros-porteurs qu’il met en garantie pour disposer de financement», dit-il.
Quand «Baye Lahad» donnait le ton
A un peu moins d’un mois du Magal, l’évènement bat déjà son plein pour la banque. «Les dossiers de crédit sont nombreux, on y travaille tous les jours. C’est la même affluence que nous avons après l’évènement, parce que c’est un mois après que les remboursements commencent. 72 heures de Magal, c’est 300 milliards FCFA», reconnaît ce Chef d’agence.
Mais si les banques sont aussi à l’aise à Touba, c’est en grande partie grâce à la vision du défunt Khalife, Serigne Abdoul Ahad Mbacké, communément appelé «Baye Lahad». Alors qu’il délimitait le Marché Ocass, il demanda de réserver une grande place, sans en dire plus. Sous la pression des nombreuses interrogations, il leur dit que le commerce ne peut pas fonctionner sans la banque. «Il a demandé à ce qu’on lui propose des banques, il a opté pour la BIAO, parce que c’est elle qui lui est liée, parce que créée l’année de naissance de Bamba en 1853», révèle notre source.
Marché Ocass ou le théâtre de tous les business
S’étendant officiellement sur un peu moins de 300 m sur 80 et situé au carrefour de deux axes principaux, l’un venant de Mbacké et l’autre ouvrant sur la route de Dahra, le Marché Ocass est devenu, avec le temps, le lieu qui centralise tous les business à Touba. «Il a été créé en 1957. C’est quand Serigne Fallou était en train de le délimiter qu’on est venu lui annoncer le rappel à Dieu de Serigne Babacar Sy», explique M. Seyni Dieng, Délégué du marché depuis 2001.
Ici, presque tout est particulier. Selon le responsable, le marché, c’est comme toute la ville. C’est le Khalife qui choisit le Délégué du marché et c’est le seul à avoir droit à la parole quand il s’agit du marché. Après des va-et-vient incessants entre les magasins, nous tombons enfin sur celui du Délégué. Mais, comme c’est vendredi, jour saint par excellence et de repos à Touba, il est absent et il n’est pas permis de parler en son nom. On nous renvoie alors à son domicile, puis à la mosquée où il tient son daara. «Touba est un Titre foncier, le Khalife choisit quelqu’un qui fait l’unanimité. C’est Serigne Saliou qui avait demandé à ce que le Délégué ne vienne plus de la Communauté rurale. Il est choisi parmi les commerçants. Le Khalife voulait quelqu’un qui soit au cœur des réalités et qui puisse être le relais entre les commerçants et tous les responsables communaux et religieux», souligne-t-il.
…des places chères, malgré un assainissement défectueux
Principal marché de la ville, Ocass concentre tout ce qui est business, entre les pharmacies, quincailleries, cosmétiques, généralistes, on y voit du tout… Une densité du business qui ne manque pas de conséquences sur le coût de l’espace. «Il y a des places qui sont plus chères que celles de Sandaga, même si la vente est interdite, parce qu’un Titre foncier ne peut être vendu deux fois, mais les gens vendent. Une place peut être vendue jusqu’à 25 millions, d’autres jusqu’à 2 millions. Pour la location, ça peut aller jusqu’à 300 mille», explique le Délégué.
Comptant officiellement 1 396 places, le marché était, jusque dans un passé récent, exempt de taxes. Mais, dès son arrivée au poste de Délégué, M. Dieng a apporté beaucoup de changements. «Au début, on ne payait rien, c’est le Khalife qui faisait tout. Avec le temps, on a dit qu’il fallait des cotisations de chaque boutique pour prendre en charge les dépenses. Certains payent entre 3 000 et 5 000 FCFA. Ceux qui vendent par terre ne paient pas, c’est la Commune qui l’a décidé, parce que nous sommes dans une ville d’entraide», informe-t-il. Aujourd’hui, le commerce est devenu si dynamique que même les maisons environnantes ont modifié leur devanture pour en faire des magasins à louer. Même si elles ne payent rien à la Commune, si l’on en croit le Délégué.
Soucieux d’apporter des innovations, M. Dieng a, avec ces cotisations modiques, pu trouver une société de gardiennage et avec les quelques économies, le marché a pu se doter d’une voiture de vidange. Mais malgré cet outil, la question de l’assainissement reste entière. «C’est notre plus gros problème, même si la Mairie a fait des efforts, notamment dans le nettoiement des toilettes. Et puis, quand la voiture tombe en panne un jour, le marché devient invivable», reconnaît-t-il. Sous le couvert de l’anonymat, un commerçant du marché met tout sur le dos de la Commune. «Il y a même à se demander si nous avons une municipalité. Nous ne sentons aucun effort de sa part», peste-t-il. A Touba, les boutiques font le plein d’approvisionnement en denrées de toutes sortes pour ne pas être en rupture, le temps de l’événement religieux qui draine un monde fou. Au Marché Ocass, les échoppes brassent des millions de francs durant cette période faste. Sur place, on y trouve du tout, des condiments de toutes sortes, des packs d’eau minérale et de boissons sucrées, du riz, de l’huile, des pâtes et du mil, des fruits et légumes, de la volaille, etc.
Pour certains vendeurs, les marchandises s’écoulent en un tour de main. C’est le cas de cet acteur avicole, officiant dans le secteur depuis 5 ans. Chaque année, son chiffre d’affaires augmente. Son poulailler se trouve à la sortie de la ville. Les milliers de poussins qu’il élève sont achetés avant même le début du Magal.
Le Magal, c’est aussi les tailleurs qui ne chôment pas du tout. C’est comme à l’approche de la Tabaski, ils font des veillées nocturnes pour pouvoir livrer les commandes à temps. En effet, à Touba, maintenant, dans chaque famille, les femmes font des ensembles aux couleurs assorties, le Jour-J…
Khassaïdes, chapelets, encens… tout se vend…
Aux alentours de la Grande Mosquée, les places ne désemplissent jamais. Entre recueils de poèmes écrits par le fondateur du Mouridisme, les chapelets soigneusement fabriqués en bois d’ébène, on y vend du tout, surtout pendant la semaine du Magal. Et comme la demande est très forte, on se prépare bien à l’avance. En l’espace de quelque jours, Touba devient un carrefour commercial pour troquer, acheter, vendre. Avec le Magal, l’activité économique de Dakar prend un répit en faveur de la ville religieuse qui accueille les marchands ambulants, surtout aux alentours du quartier Touba Mosquée. Les vendeurs à la sauvette viennent de partout, de Dakar, des régions environnantes et aussi des pays limitrophes, comme la Guinée, la Gambie et la Mauritanie, pour écouler leurs marchandises et faire des affaires. Le chiffre d’affaires est plus que doublé en période de Magal, ainsi que le volume de travail…
Selon ce vendeur de livres, trouvé non loin de la Mosquée, le Magal a déjà commencé. «Nous avons passé les commandes auprès de la librairie pour les Khassaïdes, on attend la livraison. Mais tout est fin prêt. Il n’est pas question de rater cet évènement unique», reconnaît Saliou qui refuse cependant de s’avancer sur les recettes, même s’il reconnaît que presque tous ses produits s’écoulent comme de petits pains. Accrochant soigneusement les chapelets sur un fil assez tendu, cet adulte, la quarantaine sonnée, n’hésite pas à couper sa lecture des Khassaïdes pour parler aux clients. «Les chapelets avec les grosses perles coûtent 2000 FCFA, mais à l’occasion du Magal, ils peuvent coûter un peu moins, parce qu’il y a beaucoup de vendeurs et ça dépend aussi du fournisseur», soutient-il. Mais selon lui, ce qui se vend le mieux, ce sont les Khassaïdes traduits en français.
«Allô Taxi», illégal, mais très porteur
Que ce soit avant, pendant ou après le Magal, il y a un business qui ne fait pas de bruit, mais qui est très prisé et qui nourrit assez bien son homme. C’est celui communément appelé «Allô Taxi». En effet, il s’agit de véhicules particuliers qui sillonnent la ville pour transporter les clients entre Touba et Dakar, dans les deux sens. «Ils donnent leurs numéros de téléphone, un peu partout. Donc, ceux qui veulent aller à Dakar, les appellent. S’ils ont 4 clients, chacun paie 7 000 FCFA et le véhicule vient prendre chacun chez lui. Ils font la même chose à Dakar pour rallier Touba. En une journée, ils peuvent faire l’aller-retour sans problème. Et en cette période de préparation du Magal, ils sont très sollicités, parce que les gens effectuent beaucoup de voyages entre Dakar et Touba et les bus sont trop lents», explique une source sous le couvert de l’anonymat.
Autres bénéficiaires, les chauffeurs de transport en commun. Pour rallier Touba, ils profitent de «l’effet-Magal» pour faire de la spéculation. Si, en temps normal, avec 1 500 FCFA, on peut payer le trajet Dakar- Touba, il faut compter alors au moins le double en période de rush du Magal. Idem pour les sociétés de location de voitures. On n’en trouve plus sur le marché, tous les véhicules étant pris en location. Même ceux des particuliers…
Une ville victime de sa précocité ?
Ville très dense, souvent considérée comme la 2ème ville du pays, derrière Dakar, Touba a connu, ces dernières années, une explosion de son activité économique. Mais ce dynamisme de l’économie cache mal la faiblesse dans le domaine des infrastructures. Selon Seydina Ousmane Fall, responsable des charretiers, il n’est pas normal qu’une ville aussi compacte ne dispose pas d’infrastructures routières adéquates. «Il y a encore des localités qu’on ne peut joindre par la route, alors qu’on parle d’une ville comme Touba quand même. Quand il pleut, beaucoup de ces localités sont inondées. On parle depuis longtemps de programmes d’assainissement, mais ça tarde à voir le jour. Même si je suis dans le domaine, on devait dépasser le transport par les charrettes», clame-t-il.
Des manquements qui inquiètent même en haut lieu. Lors du Comité Régional de Développement (CRD) spécial sur la préparation et l’organisation du Magal, tenu à la Gouvernance de Diourbel, Serigne Bass Abdou Khadre Mbacké, porte-parole du Khalife, n’a pas manqué de le rappeler. «Parmi les urgences, il y a l’évacuation de eaux de pluie des zones inondées, l’état de certaines routes à Touba, l’éclairage public, l’extension du réseau électrique et hydraulique dans les nouveaux quartiers, les télécommunications et le faible débit de connexion à Internet, aussi la mise à disposition de camions cureurs pour l’assainissement», a-t-il rappelé. Même si les autorités ont promis d’y apporter des réponses, le constat est que le retard infrastructurel est réel…
Mais, le responsable moral des Hizbut Tarqiyyah en a une toute autre lecture. Selon Serigne Atou Diagne, Touba est une cité religieuse et si on fait abstraction de l’activité économique, le constat est que Touba n’a pas encore fini de progresser. «Il n’y a qu’un seul hôpital de niveau 3, alors que, selon l’OMS, il en faut au moins une dizaine. Les retombées économiques dont on parle avec les commerçants qui sont ça et là, c’est bien. Mais il faut voir si Touba veut devenir une ville économique, on n’en a vraiment pas besoin. Touba est et reste une cité strictement religieuse. Mais, cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de retombées économiques», explique-t-il.
Enfin, selon les chiffres publiés par les organisateurs, le Magal génère quelque 250 milliards FCFA par an. Entre les dépenses de consommation courante, notamment d’alimentation en grande quantité (riz, huile, eau, pâtes…), de bétail par milliers (vaches, moutons, volaille…), sans compter le transport (carburant y compris), les télécommunications, le transfert d’argent, les investissements dans les constructions, les rénovations, etc.