Pourquoi vous, pétroliers sénégalais, avez jugé nécessaire de créer votre propre association ?
Suite à la libéralisation de 1998, des privés sénégalais ont pris le risque d’investir dans le secteur des hydrocarbures, contrôlé jadis par les Multinationales. Ils ont créé des sociétés dont la plupart sont regroupées au sein de l’Association Sénégalaise des Professionnels du Pétrole (ASPP). En chiffres, l’ASPP, c’est 14 membres avec 40% de parts de marché des ventes aux automobiles, 80% des ventes d’essence pirogue et 50% du gaz domestique. Les entreprises membres de l’ASPP sont devenues aujourd’hui des acteurs incontournables du sous-secteur des hydrocarbures avec près de 5 mille emplois créés et plusieurs dizaines de milliards investis dans des stations services, des centres emplisseurs de gaz ainsi que le plus grand dépôt de stockage de produits pétroliers au Sénégal. En investissant dans les hydrocarbures, les membres de l’ASPP avaient, entre autres, comme objectifs de proposer aux clients une alternative concurrentielle de qualité; de faire de leurs sociétés des acteurs importants du marché de la distribution d’hydrocarbures et de lubrifiants au Sénégal; de prouver qu’il ne devrait pas avoir, dans l’économie du Sénégal, des domaines réservés, surtout dans les secteurs stratégiques; de se positionner comme des apporteurs de solutions et des interlocuteurs privilégiés du gouvernement du Sénégal dans la conduite de sa politique énergétique.
Pourquoi, malgré la libéralisation du secteur et la concurrence accrue des distributeurs, le carburant continue d’être aussi cher au Sénégal?
Permettez-moi de faire quelques rappels historiques. En février 1999, le baril de pétrole ne coûtait que 10 dollars ; en janvier 2004, il se négociait à moins de 40 $Us ; le 03 janvier 2008, il a atteint la barre psychologique des 100 $Us et le 04 avril 2013, il était à 107 $Us. Cette hausse s’est répercutée dans toutes les économies du monde et principalement dans celles des pays non producteurs de pétrole. En janvier 2004, les prix du gasoil et du super étaient respectivement de 330 Fcfa et 468 Fcfa contre 792 Fcfa et 889 Fcfa en avril 2013. En neuf ans, les prix à la pompe du carburant ont augmenté de 140% pour le gasoil et 90% pour le super.
De nombreuses raisons exogènes, réelles ou supposées, sont avancées pour expliquer la hausse du prix du pétrole et de ses dérivés sans que l’on ne puisse évaluer la part de chacune d’elles dans l’envolée des prix. La première raison, d’ordre économique, est le jeu de la loi de l’offre et de la demande. La deuxième est la prise en compte, par le marché, dans le mécanisme de détermination des prix, de facteurs politiques comme les nationalisations. La troisième est la spéculation. Cependant, beaucoup d’analystes estiment que l’une des raisons profondes de cette flambée des prix est le cartel de l’OPEP qui fixe des quotas à ses membres au lieu de s’entendre sur des cours.
En dehors de ces causes externes, un autre facteur explicatif de la cherté du carburant au Sénégal est la politique fiscale. Le pétrole cher procure à l’Etat une rente fiscale. La hausse du prix du pétrole a un effet direct sur les recettes fiscales et douanières. Dans notre pays, le prix final des carburants à la pompe supporte 5 types de droits et taxes dont certains, les droits de porte et la TVA varient avec le prix du baril ; et d’autres, le Fond de Sécurisation des Importations des Produits Pétroliers (FSIPP), le Prélèvement de Soutien au Secteur de l’Energie (PSE) et la Taxe Spécifique (TS) sont perçus sur les volumes vendus. Lorsqu’il y a une hausse du prix du pétrole, les recettes de l’Etat suivent mécaniquement car la base de calcul de la TVA (18%) et des droits de porte (11%) augmente, amplifiant ainsi la hausse des prix à la pompe.
Au Sénégal, sur chaque litre de Super vendu sur la base de la structure des prix du 13 avril 2013, l’Etat encaisse 425,53 Fcfa en droits et taxes, le distributeur fait une marge de 34,96 Fcfa et le gérant gagne 10,50 Fcfa. Finalement, sur le prix à la pompe de 889 Fcfa, le prix du brut, CIF NWE qui sert de référence, n’intervient que pour 383,62 F CFA, soit 43,15%. En dépit donc de la perception des consommateurs, les compagnies pétrolières, évoluant en aval dans la distribution de carburants, n’ont aucun intérêt à une hausse des prix. Au contraire, un carburant cher entraîne une baisse de leur taux de marge dans la mesure où les prix sont homologués avec une marge fixe non indexée sur les coûts d’achat.
A la décharge de l’Etat, la rente fiscale sur les produits pétroliers lui permet de supporter certaines dépenses supplémentaires sous forme de subventions à certains produits (butane par exemple) et de mesures sectorielles de soutien (énergie).
Comment appréciez-vous les relations SAR-Senelec et plus spécialement les difficultés de paiement et d’approvisionnement de Senelec ?
Pour être franc, je pense que l’Etat a fait une erreur en donnant une licence de distribution à Senelec pour lui permettre de s’approvisionner à la SAR. La Senelec n’est pas une entreprise pétrolière et ne doit donc pas acheter son combustible à la SAR. En imposant à Senelec de s’approvisionner exclusivement à la SAR, l’Etat augmente le risque de liquidité de la raffinerie sans optimiser la trésorerie de Senelec qui ne peut pas faire jouer la concurrence sur les conditions commerciales. Les besoins de Senelec sont trop importants pour être satisfaits par un seul fournisseur. Le bon sens voudrait que ce risque soit dispersé entre les différents distributeurs qui sont prêts à le prendre. Je rappelle que la SAR assure 60% de l’approvisionnement du pays et Senelec représente 50% de ces 60%. Je crains que les créances de la SAR sur Senelec constituent un fardeau trop lourd qui pourrait avoir des conséquences, non seulement sur l’approvisionnement de Senelec mais aussi sur tout le secteur des hydrocarbures puisqu’il empêcherait la raffinerie de lever les lettres de crédit nécessaires pour l’importation des produits pétroliers.
Quelle est votre appréciation sur la position hégémonique conférée par l’Etat à Senstock dans le stockage des produits pétroliers?
Sur toute la chaîne de valeur du sous-secteur des hydrocarbures, des importations à la distribution en passant par le stockage et le transport, la concurrence est plus ou moins établie à l’exception du stockage qui reste un monopole de Senstock. Cette situation est assez paradoxale puisqu’elle est contraire à l’esprit de la loi sur la libéralisation. Un dépôt unique contrôlé par deux acteurs, Diprom et TOTAL, qui sont également nos concurrents, introduit une distorsion dans le libre jeu de la concurrence.
Les Autorités de l’ancien régime avaient motivé la fermeture des dépôts terrestres et leur remplacement par un dépôt unique par des considérations de sécurité et par la volonté de l’Etat de permettre aux différents acteurs d’avoir un égal accès aux installations de stockage d’hydrocarbures. L’idée était d’avoir un seul dépôt national où tous les distributeurs pourraient prendre une part dans le capital social.
Nous constatons avec regret qu’à ce jour, non seulement la promesse d’ouvrir le capital de Senstock n’a pas été respectée mais qu’en définitive, seuls les dépôts DOT et BAD ont été fermés. Notre association a toujours dénoncé cette politique de deux poids, deux mesures. Je pense qu’elle a été entendue par l’actuel ministre de l’Energie qui vient d’autoriser provisoirement la réouverture de tous les dépôts. Cette mesure va dans le bon sens et nous espérons qu’elle sera définitive.
Comment analysez-vous le nombre élevé d’intervenants dans la distribution des produits pétroliers?
C’est une bonne chose de permettre à tout entrepreneur d’investir dans le secteur de son choix. Trop de concurrence ne nuit pas si elle est bien encadrée par des règles qui s’imposent à tous. La concurrence profite toujours aux consommateurs si elle est saine. Si ce n’est pas le cas, nous risquons de tomber dans la situation de beaucoup de pays africains avec des conséquences dommageables sur la qualité des produits et les normes de sécurité des stations. Aujourd’hui, il y a plus de 20 acteurs dans le secteur de la distribution de produits pétroliers. C’est trop pour un pays comme Sénégal. Le marché fera naturellement sa sélection et seules subsisteront les sociétés capables d’offrir aux clients des produits et services aux standards les plus élevés.
N’y a-t-il pas un besoin devenu urgent de régulation de votre sous- secteur?
Le rôle d’une Autorité de régulation est d’assurer la régulation de secteurs considérés comme essentiels en raison des conséquences politiques possibles (ex : Audiovisuel), ou en raison de leur impact économique et pour lesquels le gouvernement veut éviter d’intervenir trop directement. C’est le cas des hydrocarbures, un secteur stratégique par excellence. Il a un impact direct sur toute l’économie du pays, d’où la nécessité d’y mettre de l’ordre par une bonne régulation, qui, à mon sens, ne doit pas se traduire ni par plus de contraintes, ni par plus de lois. Si la mission de régulation implique la prise d’actes organisant le secteur, soumettant les entreprises à des règles et les sanctionnant le cas échéant, mais aussi prenant en compte les demandes et les besoins des acteurs de ce secteur, alors, nous sommes preneurs.
L’organe de régulation, qui est une Autorité Administrative Indépendante, doit, plus que l’administration « classique », établir des relations de confiance avec les acteurs des domaines qu’il a la charge de réguler. Il doit garantir une impartialité totale des interventions de l’Etat et, en même temps, il doit assurer une intervention de l’État rapide et adaptée à l’évolution des besoins et des marchés.
Au Sénégal, il existe déjà une Autorité de régulation du sous-secteur de l’Electricité, l’Etat pourrait lui adjoindre celui des hydrocarbures pour éviter la multiplicité des agences.
Votre appréciation du rôle de l’Etat dans sa politique de sécurisation de l’approvisionnement des produits pétroliers ?
Très bonne question ! Elle est d’ailleurs au cœur des préoccupations actuelles du Ministère de l’Energie. La SAR, qui a le monopole de l’approvisionnement du pays en produits pétroliers, n’assure que 60% des besoins. Le reste fait l’objet d’importations par les titulaires de licence. Sécuriser l’approvisionnement régulier du pays en produits pétroliers doit être une des missions de l’Autorité de régulation pour éviter les pénuries que nous connaissons, de temps à autre. D’où la nécessité de constituer des stocks de sécurité. Le problème n’est pas simple et implique plusieurs questions dont nous n’avons pas encore les réponses. Qui doit constituer les stocks de sécurité? Combien de jours de stocks de sécurité ? Comment seront-ils rémunérés ? Quid du stockage ? Etc.
Le Ministre de l’Energie a mis en place un Comité élargi chargé de réfléchir à toutes ces questions et à proposer des solutions. J’ai bon espoir qu’il fera des propositions pertinentes et acceptables par toutes les parties : Etat, distributeurs, importateurs, consommateurs.
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