L’Afrique de l’Ouest, avec notamment les empires du Ghana (entre le 7ème et le 11ème siècle) et du Mali (entre le 11ème et le 15ème siècle), a historiquement exercé un réel pouvoir d’attraction sur son voisinage saharien immédiat et même sur la vie culturelle et économique du monde. L’Empire du Mali en particulier, étendait sa juridiction jusqu’au Bornou et une véritable bourgeoisie commerciale s’était installée sur la côte sénégambienne. Le Sahara était la principale zone où transitait l’essentiel des échanges commerciaux qui attisaient et attiraient les convoitises des arabes et berbères, partenaires commerciaux, puis potentiels rivaux militaires. Peu à peu, la compétition commerciale dans l’espace saharien s’est doublée d’une compétition militaire à laquelle les États ouest africains riverains n’étaient pas préparés. La traite négrière, arabe puis européenne, est venue aggraver le contexte géopolitique dans la région. Pour avoir délaissé ses échanges commerciaux avec ses voisins immédiats, au profit de partenaires lointains, l’Afrique de l’Ouest continue, sept siècles après, de payer un prix humain et politique élevé pour cette erreur stratégique.
En s’engageant, sans vision ni stratégie, dans la mise en place de zones d’échanges organisées avec des parties tierces (l’Accord de Partenariat Économique avec l’Union Européenne, projet d’adhésion du Maroc), l’Afrique de l’Ouest, à travers la CEDEAO, n’a pas tiré les leçons de sa propre histoire, à l’instar de la Chine, présentement engagée dans la revitalisation de la grande route de la soie. La quête d’un leadership s’appuyant sur l’Histoire et la Prospective est la première urgence à laquelle devraient s’attaquer les États africains.
En bonne logique, l’intégration économique se fait entre pays voisins, partageant le même espace géographique. Elle offre à chaque acteur de cet espace, un cadre propice pour mieux « subir sa géographie », accepter le voisin, lui faire confiance, travailler et commercer avec lui, vivre et s’unir à lui.
Le Roi du Maroc déclarait que « la Mauritanie est un pays voisin, le Sénégal un pays frère ». Le voisinage et la fraternité sont deux concepts …voisins, qui se ressemblent sans se confondre du point de vue de leurs implications politiques respectives. Le voisinage relève de la géographie, du subi et renvoie à des questions concrètes et pratiques : comment assurer le continuum dans l’espace géographique commun, réglementer la circulation des marchandises et des personnes et l’accès aux ressources, organiser la vie en commun, garantir la concurrence, etc. Ces questions sont au cœur des politiques d’intégration économique. La fraternité relève plutôt du construit, du ressenti. Elle se cultive, s’entretient, se vitalise et se renouvelle dans l’épreuve.
Les relations entre certains États membres de la CEDEAO et le Maroc sont anciennes et d’intensité variable. Pour certains, comme le Sénégal, ce sont des relations de sang. Pour d’autres, comme l’immense Nigeria, elles sont plus lâches. Cette différence se ressent également au niveau des sphères anglophone et francophone de la CEDEAO : le projet d’adhésion du Maroc à la CEDEAO suscite enthousiasme (parfois feint) auprès de beaucoup d’États francophones et indifférence, tiédeur ou réserve auprès de certains États anglophones.
Pourtant la CEDEAO gagnerait à refonder son modèle d’intégration qui est en fin de cycle ou de vie, comme la plupart des expériences d’intégration en cours dans la sous-région. Il s’agit de le rendre plus pertinent par rapport aux nouveaux enjeux de l’intégration économique (sécurité, démocratie et bonne gouvernance, développement communautaire et aménagement du territoire, fiscalité et financement, environnement, etc.). Cette refondation peut s’opérer par un élargissement de l’organisation, suivant un processus ordonné et maitrisé, s’appuyant sur un leadership et une vison qui s’éclairent de l’Histoire et de la Prospective. L’Histoire de l’Afrique de l’Ouest montre que les principales menaces qui pèsent sur les États constitués de la sous-région depuis le 7ème siècle, viennent du nord, du Sahara. Ce constat de réalité est d’une brûlante actualité aujourd’hui, onze siècles après la prise d’Awdagost et la destruction en 1054 de la capitale de l’empire du Ghana, Koumbi Saleh. Plus profondément, le Sahara est le principal ventre mou de la sécurité des États membres de la CEDEAO, une zone de non droit. Aujourd’hui, cette zone conflictuelle s’est étirée depuis les rives ouest –africaines de l’Atlantique jusqu’au Golfe arabo-persique, en passant par la Méditerranée et les principaux conflits dans le monde sont circonscrits le long des frontières entre pays arabes et non arabes de cette zone.
La démarche marocaine offre à la CEDEAO une opportunité historique pour enfin s’attaquer à la question sécuritaire dans la zone. Un accord sur la sécurité, très précisément, une politique commune de paix et de sécurité entre la CEDEAO et le Maroc, est plus urgente et plus pertinente, au vu du contexte actuel. Par exemple, le Maroc pourrait être associé au Protocole de la CEDEAO relatif au mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité. Une démarche par « petits pas » est plus efficace pour un aboutissement rapide de la requête marocaine, car plusieurs autres obstacles à une intégration effective du Maroc se dressent.
La CEDEAO devra réviser son traité fondateur pour permettre l’adhésion de membres non ouest africains. Ce traité révisé devra ensuite être ratifié par les parlements nationaux avant son entrée en vigueur ; ce qui ouvre une période de grande incertitude, car certains parlements ouest africains sont bloqués et parmi ceux qui fonctionnent régulièrement, certains ne sont pas favorables à l’adhésion du Maroc.
Un autre obstacle politique majeur demeure la question de la République Arabe Sahraouie Démocratique (RASD). La RASD est membre de l’Union Africaine (UA). La même UA a reconnu la CEDEAO comme la seule organisation d’intégration en Afrique Occidentale. C’est en vertu de cette reconnaissance que la CEDEAO participe au processus décisionnel politique et économique mondial. Le Maroc adhérera-t-il à la CEDEAO dans ses frontières reconnues par l’UA ou avec la RASD ? Les soutiens de la RASD, notamment l’Algérie, l’Afrique du Sud et surtout le Nigeria, ne manqueront pas de demander des éclaircissements sur cette situation inédite pour la CEDEAO et qui risque de menacer son existence. Au demeurant, si la RASD intégrait la CEDEAO, à quelque titre que ce soit, le Conseil de médiation et de Sécurité (sorte de conseil de sécurité de la CEDEAO) serait juridiquement compétent pour se saisir du conflit au Sahara occidental qui oppose deux États membres de l’UA. On imagine mal le Maroc accepter cette « ingérence » de la CEDEAO dans ses « affaires intérieures ».
Une autre série de préalables à remplir demeure la mise à niveau du corpus juridique national marocain par rapport aux actes juridiques de la CEDEAO. Plus précisément, le Maroc devra accepter de transposer dans son dispositif juridique interne, tous les actes additionnels, règlements et directives communautaires et abroger les dispositions constitutionnelles, législatives et réglementaires nationales contraires au droit communautaire. En bonne logique, il devra accepter la primauté des normes juridiques communautaires sur celles édictées par les lois et la constitution marocaines.
Le Maroc devra également accepter l’autorité de la Cour de Justice de la CEDEAO et la force exécutoire des décisions de ladite cour. Les citoyens marocains pourraient donc saisir directement la cour et y déférer des litiges touchant au droit de l’homme et aux libertés. On peut présager que beaucoup d’affaires judiciaires, liées à la situation politique au Sahara Occidental ou au genre et aux droits des femmes ou à caractère racial, pourraient atterrir à la Cour de Justice de la CEDEAO. Par exemple, si le Maroc était membre de la CEDEAO, notre compatriote Alkaly CISSE n’aurait jamais été livré à la « justice » saoudienne.
Quant au marché commun, l’adhésion du Maroc à la CEDEAO suppose qu’il accepte et applique le schéma de libéralisation interne des échanges et le Tarif Extérieur Commun (TEC). Il devra donc mettre en œuvre les règles d’origine de la CEDEAO et sur cette base, autoriser l’entrée sur son territoire des produits originaires. Il devra également accepter sans réticences, la libre circulation des personnes ressortissantes de la CEDEAO, sur la base d’une carte nationale d’identité, et travailler à la jouissance effective du droit d’établissement. S’agissant du TEC, le Maroc devra adopter l’architecture et la structure tarifaires du TEC, en particulier la catégorisation des marchandises importées en cinq groupes de produits, avec les taux de droits correspondants (0%, 5%, 10%, 20%, 35%). Il devra démanteler tous les droits actuels et les surtaxes ne figurant pas dans le TEC de la CEDEAO et réduire les crêtes tarifaires qui contreviennent à ce TEC. Les conséquences de l’adhésion au TEC de la CEDEAO sont importantes. Le Maroc devra rejoindre les négociations pour la signature d’un APE CEDEAO-UE et dénoncer tous les accords qui le lient à l’Union du Maghreb Arabe, à l’Union Européenne et à d’autres pays et organisations tiers : l’appartenance d’un pays au marché commun de la CEDEAO n’est pas compatible avec sa participation à une autre zone de libre-échange. S’agissant en particulier des négociations APE, l’adhésion du Maroc à la CEDEAO devrait entrainer la reconfiguration de la région Afrique de l’Ouest dans le cadre de ces négociations. Cette reconfiguration devrait se faire avec l’accord du partenaire européen et entrainer, sans doute, la reprise partielle ou totale des négociations. Ce qui éloigne les perspectives d’un APE CEDEAO-UE.
L’adhésion du Maroc au programme monétaire de la CEDEAO, dans la perspective de l’avènement d’une monnaie unique est un autre défi. Le Maroc devra affirmer sa volonté de renoncer à sa propre monnaie au profit de la monnaie commune.
On voit que les conditions et préalables politiques, juridiques et techniques d’une adhésion à la CEDEAO sont intenables pour le Royaume Chérifien. Sur les court et moyen termes, cette adhésion n’est donc pas techniquement envisageable, même si le Maroc peut être associé à certaines politiques de la CEDEAO. Le pragmatisme commande d’explorer cette voie. Une étude d’impact ne saurait évacuer les conditions et préalables soulevés plus haut, au risque de placer la CEDEAO dans une situation pire que celle de l’UMA.
Pourtant, l’aboutissement de la requête marocaine comporte un certain nombre d’avantages pour le Royaume qui pourrait accéder à un marché démographiquement plus important et économiquement plus solvable. Ses très nombreux problèmes politiques, territoriaux (Sahara Occidental, enclaves de Ceuta et Melilla) et géostratégiques seraient exportés dans la CEDEAO où ils seraient plus « solubles », dans un cadre plus élargi, débarrassé de l’exclusivisme bilatéral algéro-marocain. Pour la CEDEAO, malheureusement sans stratégie ni vision, cette adhésion risque d’être mal « digérée » et de sonner le glas de sa cohésion, voire de son existence. La démarche marocaine n’est pas une première : le Tchad en son temps, avait formulé une demande d’adhésion à la CEDEAO.
La nomination au sein de la Commission de la CEDEAO d’un Commissaire chargé de l ‘Élargissement n’est pas nécessaire, puisque la CEDEAO, aux termes de son traité, ne peut plus s’élargir. La définition d’une approche commune, réaliste et pragmatique, privilégiant l’association de pays tiers à certains programmes et politiques communautaires, suffirait largement et permettrait d’éviter des dissonances aux plus hauts niveaux des États membres, dans le traitement de certaines questions qui engagent l’avenir de l’organisation.
La proposition alternative que la CEDEAO pourrait faire au Maroc, en plus d’une politique commune de paix et de sécurité, serait un accord commercial de libre échange CEDEAO-Maroc ou mieux, un accord commercial CEDEAO-UMA qui serait progressivement élargi à la Communauté Économique des États de l’Afrique Centrale (CEEAC). La jonction serait ensuite établie avec la zone de libre échange tripartite, créée le 19 janvier 2011 entre 26 pays du Marché Commun de l’Afrique Orientale et Australe (COMESA), de la Communauté Est-Africaine (EAC) et de la Communauté de Développement de l’Afrique Australe (SADC), pour constituer le marché commun africain.
Par El Hadj Abdou SAKHO
Ancien Commissaire aux Politiques Économiques de l’UEMOA
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