Le journaliste sportif peut-il observer la distance professionnelle nécessaire dans la relation des faits, quand il s’agit de couvrir son équipe nationale ? Jean Meissa Diop pose le débat.
Est-il possible qu’un journaliste sportif commentant une compétition opposant son pays à un autre observe la distance professionnelle qui lui éviterait d’être plus supporter que reporter ? Difficile d’y répondre par oui quand on a suivi les prestations de journalistes sénégalais pendant les phases finales de la Coupe d’Afrique 20117 au Gabon.
Les reporters de radio à leurs confrères de télévision et, dans une moindre mesure, de la presse écrite, les uns et les autres se seront identifiés à l’équipe de leur pays plus qu’ils n’ont observé le recul qui permet d’apprécier les faits avec discernement.
«Sénégal 2, Tunisie 0 !», s’enthousiasme Malal Junior Diagne sur la radio dakaroise RFM, « la Tunisie n’a pas encore de but et Dieu fasse qu’elle n’obtienne rien !».
En mission pour le pays ou pour le public ?
Quand on se reporte sur les chaînes de télévision, c’est Moustapha Diop présentant l’émission «CAN – Plateau spécial» sur le plateau de Walf-TV qui apparaît avec, autour du cou, une écharpe aux couleurs nationales. Sur la TFM, c’est Cheikh Tidiane Diaho habillé en maillot du Sénégal qui présente l’émission «La cour des grands».
Sur la RFM, le consultant Tassirou Diallo parle de l’équipe du Sénégal au sens très possessif en disant « nous avons encore deux matches importants… ». Il y a eu tant de ces étrangetés à souligner dont ce «Malheureusement, c’est un ballon qui va tomber sur un pied tunisien». Et plus tard, c’est «Hors-jeu ! Heureusement ! ». L’équipe du pays du reporter l’a échappé belle. Ailleurs, ça exhorte les joueurs du pays : «Allez, poussez le ballon !» « Heureusement que le Sénégal a pu dégager le ballon qui allait droit au but ».
Il s’en est trouvé pour justifier voire excuser la faute commise par un joueur sur un adversaire : «Ce n’était pas l’intention de Kara Mbodj de faire tomber le joueur tunisien». Au micro, d’autres reporters piaffent d’impatience de voir le match terminé : «Arbitre, il faut siffler la fin de la partie !» ou réclamer des sanctions contre l’équipe adverse : «Cela fait longtemps que l’arbitre aurait dû réduire à dix joueurs l’équipe du Cameroun».
Peut-être les percevant comme des patriotes en mission de haute portée (ou intérêt) nationale, le ministre sénégalais des Sports, Matar Bâ, s’est rendu à Franceville (Gabon) à l’hôtel pour s’enquérir des conditions d’hébergement des journalistes sportifs sénégalais venus couvrir la CAN. Des journalistes considérés – voire se considérant – comme étant en mission plus pour leur pays que pour leur public qui n’est pas forcément sénégalais.
Lors d’une CAN, un reporter ivoirien, la voix abattue, soupira : «Oh, nous sommes battus !» Le phénomène d’atteinte du droit à l’information n’est pas propre qu’au Sénégal. Il est, pour ainsi dire, universel.
«Des dessous plus économiques»
En France, c’est l’attitude du directeur de la rédaction de la chaîne BeIn Sports, Florent Houzot, qui fit jaser ses confrères du quotidien sportif L’Equipe en avouant avoir volontairement décidé de ne pas diffuser les images de «ce qui ressemble effectivement à un bras d’honneur de Paul Pogba », après le but de Payet […] pour ne pas créer de polémiques inutiles», Houzot, avait ponctué son message d’un «Allez les Bleus !».
«En France, le patriotisme a des dessous plus économiques ». Plus l’équipe de France ira loin, plus les audiences de BeIN Sports seront excellentes et plus l’investissement consenti pour acquérir les droits (colossaux) de cet Euro 2016 seront amortis de manière encore plus satisfaisante. C’est de bonne guerre (économique et psychologique) », écrit le journal en-ligne Slate.
«Dans l’esprit de beaucoup – mais à tort –, un journaliste sportif (d’une chaîne, d’une radio ou d’un journal) se doit d’être un supporter de son équipe nationale», écrit Slate.fr. Il y a «incongruité » (sic) quand un journaliste présente son journal accoutré d’un maillot de l’équipe nationale de son pays, tranche le même Slate.fr.
Un des principes de base du journalisme sportif est de «collaborer avec les organisations sportives ». C’est écrit dans les statuts de l’Association internationale de la presse sportive depuis 1924, s’étonne la version en ligne du journal Les Inrocks du 2 août 2012.
«Quand les reporters deviennent supporters»
«On les appelle « journalistes », mais ce sont des supporters”, tranche le site du club algérien USM, qui ajoute : «Commentateurs sportifs : d’abord supporters… ou d’abord journalistes ?». « S’il est admis que, dans certains cas, un certain «chauvinisme » peut être toléré (par exemple, lorsque, sur le terrain, une équipe algérienne rencontre une équipe étrangère), il est inconcevable que l’auditeur ou le téléspectateur perçoive nettement quelle équipe a les faveurs du journaliste lorsque celui-ci commente une rencontre de football qui oppose deux clubs nationaux », écrit le site algérien.
Au Sénégal, faisant le portrait d’Abdoulaye Diaw de RFM, le quotidien gouvernemental Le Soleil écrit que «Laye Diaw, comme on l’appelle, perd souvent le mot quand une équipe qu’il « supporte » est en passe de perdre ou a perdu. Le même Laye Diaw peut se confondre également aux supporters même lors qu’il n’est pas au stade mais au studio, tant sa passion est grande pour ce sport». Et le titre du même article résume ce parti-pris de beaucoup de journalistes sportifs sénégalais : «Quand les reporters deviennent supporters» (Le soleil repris par le portail www.allafrica.com du 16 juillet 2001).
La conclusion, c’est le site de l’USM Alger qui la donne : «Dans le milieu du journalisme sportif, la notion de neutralité est essentielle». « Rien n’interdit à un commentateur sportif d’avoir une préférence pour un club. Mais si l’envie lui prenait de manifester cette préférence, c’est dans les tribunes que sa place doit être. Pas dans une cabine de presse, ni dans un studio de radio ou de télévision ».
Journaliste, membre du Conseil national de régulation de l’audiovisuel (CNRA) du Sénégal
Africachek.org
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