Vrai ou faux débat ? Peu importe, l’essentiel est qu’il agite le landerneau des affaires au Sénégal et ailleurs, d’ailleurs. La question du patriotisme économique, tel que posé, intéresse les acteurs, surtout dans la perspective de créer des champions pour un futur Sénégal émergent.
Pour certains, ce n’est pas un débat qu’on doit porter sur la place publique, mais plutôt ce sont des actes que l’on doit ressentir à travers un soutien de l’État. En fait, tous les capitaines d’industrie sont certains que le Sénégal émergent ne peut passer que par l’émergence de grands champions nationaux capables d’aller sur le marché international pour ferrailler avec les plus grands.
Mais, pour y arriver, il faut des préalables. Tous parlent d’accompagnement des autorités pour mettre en place un cadre favorable à leur consolidation au niveau local pour mieux partir à la conquête de la sous-région. «C’est un vrai débat, mais souvent mal posé. Dans la politique d’une nation performante, la préférence nationale n’est jamais clamée sur les toits, parce que tous les pays sont signataires d’accords internationaux qui, plus ou moins, l’interdisent, mais elle reste présente partout. Le fait est aussi que la préférence nationale se mérite : l’État ne peut pas transformer des canards boiteux en champions», éclaire Victor Ndiaye, PDG de Performance Group. Pour le patron de cette entreprise de services dit «intellectuels», «la préférence nationale doit être une prime à la vertu et à la performance. Pour les entreprises, cette vertu ne se voit pas dans le tintamarre qu’on fait dans la presse ou sur la scène politique, mais plutôt dans les bilans, les parts de marchés ou les cours boursiers».
Le Chef de l’Etat, le 1er VRP du pays
Le Sénégal ne peut pas se développer sans un secteur privé national fort. Pour ce faire, il faut encourager et soutenir les initiatives nationales. Surtout ceux qui investissent et créent de la valeur, poursuit Serigne Barro de PeopleInput. Il tape du poing sur la table pour affirmer que la préférence nationale est une condition sine qua non pour faire émerger des champions. «Chaque pays soutient ses champions nationaux, pourquoi pas le Sénégal ? Lorsqu’Obama, Hollande ou même le Roi Mohamed VI font des voyages officiels, leurs chefs d’entreprises les accompagnent pour signer des contrats avec des partenaires du pays hôte. Notre chef de l’État doit être notre 1er Ambassadeur pour vendre l’expertise de nos entreprises. De plus, des secteurs créateurs à forte valeur ajoutée comme les Télécoms doivent travailler avec des prestataires locaux plutôt qu’internationaux. Il faut faire tourner l’économie nationale ! Sans cette préférence nationale, nous serons de simples consommateurs de solutions conçues et développées ailleurs. Je suis fier quand je vois des champions comme SUNU Assurance, NMA, SEDIMA, PATISEN, CSTTAO», clame-t-il en rappelant que la finalité d’une entreprise est la création de richesses, donc l’optimisation des dividendes. Une société étrangère n’a aucun intérêt à créer de la valeur ajoutée au Sénégal. Sa priorité est le rapatriement des dividendes à sa maison-mère. Il faut donc des défenseurs des intérêts sénégalais dans ces organes dirigeants pour les obliger à réinvestir une partie de leurs bénéfices, localement. D’où les conseils de Bagoré Bathily qui estime que ceux qui porteront l’émergence au Sénégal seront des Sénégalais. Même si, bien entendu, il y aura aussi des personnes et entreprises étrangères qui y participeront. Comme partout dans le monde. «Une entreprise industrielle est forcément ancrée dans sa géographie. Aussi, à Richard-Toll, en achetant du lait à 800 éleveurs, on module notre territoire, on voit apparaître les pistes de collecte, des maisons «en dur» chez nos éleveurs fournisseurs, des villages qui se stabilisent, des écoles qui apparaissent dans la brousse. On construit aussi des liens avec les industries voisines, celle du sucre, celle du riz ; on renforce des synergies locales entre élevage et agriculture, au lieu d’être en opposition. Les entreprises et marques qui réussissent font partie du patrimoine. Dolima, c’est du Wolof, une marque Vert-Jaune-Rouge ! Elle entrera dans le patrimoine national, c’est une fierté. Elle nous appartient à nous tous. En effet, c’est la marque la plus sénégalaise du marché. Je crois donc beaucoup dans l’ancrage local. Pour autant, je suis convaincu qu’il faut être ouvert au monde, s’internationaliser, d’une façon ou d’une autre», explique-t-il avec l’exemple de «La Laiterie Du Berger» et son intégration dans son environnement proche.
Faire confiance à l’expertise locale
Pour Babacar Ngom, le mythique précurseur de l’industrie avicole au Sénégal, «c’est un sujet d’actualité dans le monde entier. Je le considère comme une légitime défense. Dans tous les pays développés et émergents, c’est l’Etat qui a créé ses champions nationaux. Avoir comme ambition de disposer de capitaines d’industries, en nombre et en taille, me semble tout à fait normal et légitime. L’exemple de l’Éthiopie et suffisamment éloquent : ils sont 2 500 Ethiopiens millionnaires en dollars avec objectif de le porter a 4 000 à l’horizon 2020. Notre marché aujourd’hui est fortement envahi par des produits d’importation pour la plupart des produits alimentaires qu’on pourrait faire nous-mêmes, ici, au Sénégal. Soit de l’industrialisation par substitution aux importations…», détaille le Président de SEDIMA.
Donc, il faut faire confiance aux entreprises sénégalaises et leur confier les grands chantiers. Et si et seulement si, le besoin de faire appel à la compétence internationale est nécessaire, il faut qu’elle le soit en joint-venture avec celles sénégalaises, soutient Mame Mor Fall. «Au Sénégal, il y a une bonne expertise et de réelles compétences dans tous les domaines, surtout dans les BTP. Les politiques doivent savoir qu’il y a nos entreprises sont capables de faire du très bon travail et dans les délais requis. Je les invite à aller à la rencontre des entreprises sénégalaises structurées, pour discuter avec elles, voir comment travailler pour réaliser les projets du Chef de l’Etat. C’est simple. Nous avons les compétences, l’expertise et avec l’appui de l’Etat, nous pouvons trouver assez facilement les financements et mieux nous vendre ailleurs. Mais, il faut bannir les pratiques d’avant qui consistaient à donner les marchés à des «entreprises politiques», créées ex-nihilo et sous l’ombre d’hommes politiques», explique le fondateur de Générale d’Entreprises. Ce qui est remarquable pour une entreprise de BTP, c’est que GE a attendu 24 années d’existence avant de gagner son 1er marché d’Etat, la l’esplanade de la mosquée de Tivaouane. Sinon, avant, GE ne travaillait que pour des organismes de la coopération internationale (Japon, USA, France) et des sociétés privées. Fall ajoute qu’il a bien apprécié la sortie du Premier ministre demandant aux entreprises sénégalaises de chercher à gagner des marchés dans le Privé d’abord, avant de venir s’arc-bouter sur les marchés de l’Etat. «Il a parfaitement raison. Mais en même temps, il faut que les gouvernants se donnent la peine de bien connaitre les entreprises sénégalaises. Il faudrait une Cellule pour s’occuper des entreprises en vérifiant ce qu’elles font et ce dont elles sont capables. Puis, les accompagner pour qu’elles grandissent mieux. Il y a beaucoup à faire dans ce domaine…», plaide-t-il.
Khadim Kébé de FOCUS Immobilier dit pratiquement la même chose quand il exhorte l’Etat du Sénégal à se tourner vers les promoteurs immobiliers locaux qui, à travers leurs réalisations, ont su démontrer leur savoir-faire, tant sur la qualité des biens proposés que sur les délais d’exécution des travaux. «L’Etat a le devoir de promouvoir les entreprises sénégalaises en limitant l’accès au marché de construction aux étrangers. La problématique majeure est les marchés de grande échelle octroyés à une seule entreprise. Cette démarche ne favorise pas la création de richesses et le développement des entreprises évoluant dans le même secteur. La Chine a réussi ce pari de préférence nationale, le Brésil et l’Afrique du Sud aussi, alors pourquoi pas le Sénégal ?», se demande-t-il.
Dans le même sillage, Ahmeth Amar préconise de mettre plus en avant le concept de «compétence sénégalaise», au lieu de «préférence nationale». «Nous sommes dans un monde globalisé et rien ne sert d’amener le débat à ce niveau. Le Sénégal regorge de personnes de grande qualité, capables de mener à bien n’importe quel projet, si on les met dans les mêmes conditions qu’un Occidental ou un Chinois. Je ne comprends pas qu’on aille chercher à l’extérieur des experts, payés très cher, alors que cela peut être fait par et pour les Sénégalais. On n’a jamais vu un pays se développer grâce à l’expertise externe. Il faut bien soutenir le secteur privé national pour qu’il puisse, comme le souhaite le PSE, créer les conditions d’une émergence cohérente et durable», déclare le dirigeant de NMA Sanders.
Une position d’équilibre que partage Sidy Diagne, PDG d’EXCAF Télécoms. Le fils du regretté Ben Basse Diagne soutient que «l’Etat devrait privilégier et soutenir davantage les entreprises locales performantes afin de promouvoir la création d’emplois et de richesses, par nous et pour nous. Aussi, le Sénégal est une terre d’hospitalité, les étrangers y vivent et y entreprennent sans soucis. Pérenniser cette réalité, c’est veiller à préserver et à consolider l’entreprise locale».
De la valeur créée et distribuée localement
Au fond, dans le contexte de la mondialisation des échanges et des services, viser l’émergence, c’est renforcer nos industries pour créer de la valeur qui sera redistribuée dans nos économies. C’est la thèse défendue par Abdallah Sarré, Président de PCCI, précurseur dans le domaine des télé-services en début 2000, «il est primordial que nos entreprises nationales soient actives dans le dispositif d’exécution des différents projets prévus dans le cadre du PSE. Il n’est pas question ici d’un nationalisme économique mais plutôt d’une valorisation d’un savoir faire local qui s’exporte bien du reste, de favoriser tous les types de partenariats y compris les partenariats bénéfiques entre des multinationales à capital étranger et des acteurs locaux. Notre pays ne pourra pas faire l’économie d’une mobilisation de ses entreprises nationales pour une véritable croissance inclusive».
Pour régler cette délicate question de «préférence nationale», il ne faut surtout pas s’adresser au Chef de l’Etat, ni aux ministres ou autres fonctionnaires, mais bien aux textes, croit savoir Serigne Mboup. Il invite les politiques à modifier la législation de fond en comble, pour se donner les moyens de produire ce dont on a besoin. «Il faut arrêter d’aller chercher ailleurs ce qu’on peut produire ici. L’exemple est du Cheikh de Dubaï. Aux sociétés étrangères, il a dit que pour gagner des marchés, il fallait associer des Emiratis dans le projet, qu’ils puissent y travailler et maîtriser la totalité du circuit, pour qu’à l’avenir, on n’ait plus besoin de faire appel à leurs services. Mes 1ère, 2ème et 3ème priorités, ce sont mes concitoyens, leur disait-il. Pour dire que dans le monde actuel, les meilleurs dirigeants sont ceux qui encouragent leurs nationaux. Et cela se voit dans les résultats qu’ils obtiennent. En France, aux USA ou au Maroc devenu une référence, les nationaux sont toujours mis en avant pour la réalisation des grands programmes économiques nationaux. Je ne dis pas qu’il n’y en a qu’elles, mais en majorité, ce sont les nationaux», déclare, sans ambages, le Président de l’Union nationale des Chambre de Commerce, d’Industrie et d’Agriculture du Sénégal (UNCCIAS), en invitant qui de droit à faire le nécessaire pour cela.
Mais, comment ce débat est vécu au niveau des marchés financiers, par essence, ouvert aux capitaux étrangers. Mme Marie Odile Séne Kantoussan, manager de CGF Bourse, pense que «la préférence nationale protège le Marché en faisant, travailler nos entreprises en priorité sans occulter l’évaluation des compétences dans chaque secteur d’activités. Les entreprises étrangères, en s’installant au Sénégal, doivent être amenées à ouvrir une partie de leur capital aux locaux. Ces dispositions existent notamment dans le Code minier. C’est le lieu d’interpeller les investisseurs locaux afin de les inviter à s’approprier plus des opérations du Marché autant des opportunités sur le marché primaire (lors des émissions) que sur le marché secondaire».
Elle donne l’exemple du marché financier régional qui a vécu la crise financière des subprimes en 2008, de manière interposée, car les fonds d’investissements étrangers, qui détenaient une bonne partie du flottant à la BRVM, avaient été obligées de sortir, massivement, sur des lignes qui offraient de fortes rentabilités et ce pour pouvoir faire face aux pertes enregistrées dans leur pays et récupérer une liquidité qui faisait également défaut à leur niveau. «Nous avons assisté à une baisse ponctuelle des cours qui aurait pu être évitée si des locaux avaient fait face à cette saigné. Des opportunités d’investissement se présentent à la constitution des sociétés, la sortie des fonds d’investissement ou des opérations d’augmentation de capital. Un environnement incitant à la confiance des investisseurs en notre économie est un des principaux fondements de l’émergence. Faisons confiance à nos entreprises et à nos institutions. Que le secteur privé et l’Etat s’écoute mutuellement pour un Sénégal émergent et une nation forte», plaide-t-elle.