C’est la place des intellectuels dans les nombreuses mutations qui intéressent Abdoulaye Rokhaya Wane. Le Patron de Leadership Afrique s’adresse à eux dans cette chronique.
Le Sénégal est, comme la plupart des pays du continent en pleine mutation. Partout des mutations sociales, économiques, démographiques, politiques, médiatiques, culturelles et religieuses sont entrain de pétrir le moule du Sénégalais nouveau et, donc, de structurer son avenir. Rarement les multiples facettes de ces mutations sont explorées. Rarement, on ne les a confrontées aux réalités sociales tant à l’échelle de l’individu que du groupe, à travers des contextes d’affirmation, de restructuration ou d’érosion du politique, de crises économiques, de tension sociales, d’affirmation du religieux ou du foisonnement culturel. Pourquoi donc ?
Où sont-ils, ceux qui ont le rôle de réfléchir sur les phénomènes sociaux, ceux qui décèlent, posent les problèmes de la société et tentent d’y apporter des solutions ? Les intellectuels auraient-ils déserté, depuis longtemps, le champ des batailles sociopolitiques ? La réponse est, sans doute, oui. Car si le Sénégal dispose d’homme et de femmes intègres, doués d’esprit de rigueur et pouvant passer au crible les problèmes et proposer un projet de société viable, on est en droit se demander pourquoi ce pays se débat il encore dans le sous développement.
Des mutations sociales majeures
Plus que jamais, nous avons besoin des intellectuels pour comprendre les nouvelles complexités qui s’expriment dans l’évolution des rapports milieux-sociétés, dans les enjeux de gestion des ressources et dans des constructions territoriales où cohabitent souvent des réseaux issus de périodes et de modèles différents. L’Afrique de l’Ouest a connu au cours des quarante dernières années une dynamique d’urbanisation sans précédent : la population urbaine passant en moyenne de 15% à 45% de la population totale. Pour enregistrer une telle évolution, il avait fallu un siècle et demi à l’Europe de l’Ouest. Ces mutations majeures sont peu analysées, et, donc, peu comprises.
Au Sénégal comme chez ses voisins, 70% de la population a moins de trente ans. Une population jeune, urbanisée, instruite et désœuvrée, qui se cherche des repères et des raisons de croire en elle, en ses dirigeants et en l’Afrique. En manque de modèle référentiel, elle s’est donnée de nouveaux modèles et se détermine à travers de nouvelles formes d’existence et d’expression. Ce Sénégalais de type nouveau est, souvent en déphasage, si ce n’est en opposition frontale avec le modèle que ses parents ont voulu lui inculquer.
Par le poids de son nombre, la force du mimétisme et le dynamisme de sa jeunesse, cette nouvelle génération nous impose de plus en plus son système de valeurs et les règles qui structurent notre société d’aujourd’hui. Or ce chemin a besoin d’être éclairé par les intellectuels pour que les parents soient plus outillés dans l’éducation de leurs enfants et l’Etat plus armé pour réaliser, à travers les mutations indispensables, la transformation économique et sociale du pays.
Une démarche rétrospective et une vision prospective
C’est ce qu’a tenté de faire l’association canadienne des études africaines, dans le cadre d’un colloque sur les mutations de l’Afrique. Entreprenant la même démarche pour le Sénégal, nous pourrions cadrer notre réflexion autour de : « qui sommes nous, d’où venons nous, où nous situons nous, où voulons nous aller ? ». Dans cette démarche d’introspection et d’interaction que pourraient entreprendre nos intellectuels compétents en la matière, trois axes d’intervention devraient guider nos réflexions.
Premièrement, nous pourrions, observer les rapports entre jeunes et aînés, entre femmes et hommes, entre classes sociales et entre générations afin d’analyser la mise en œuvre de tensions, de négociations voire de stratégies complexes de coopération. Ce qui permettrait de rendre compte des dynamiques internes de la société sénégalaise, de revisiter les schémas classique de la gérontocratie, de l’image d’une jeunesse sacrifiée ou violente, de l’image de la femme, encore, enfermée dans des situations d’infériorité.
Deuxièmement, nous pourrions analyser comment la société sénégalaise, à travers des itinéraires individuels de personnes illustres ou non, des dynamiques familiales, intra et intergénérationnelle, a su répondre, résister voire s’adapter aux défis de la traite, de l’impérialisme, de la décolonisation, du règne du parti unique, du pluralisme démocratique, des alternances politiques et de ses évolutions contrastées et de la mondialisation.
Troisièmement, l’exercice pourrait nous permettre de rendre compte des différentes formes de participation à la vie sociale et publique, de mobilisation citoyenne des individus, des groupes sociaux et des générations dans des moments de crises politiques et socioéconomiques aigues. Ce qui permettrait, entre autres, de réfléchir sur des postures en lien avec l’individualisation, celle en lien avec la communauté, d’analyser les formes de socialisation voire de solidarité qui peuvent émerger et enfin, d’étudier les différentes façons dont ces participations s’expriment à travers les médias de masse.
Sur toutes ces questions, relatives aux mutations et au projet de transformation économique et social subséquent, nous sommes toujours en attentes des réflexions de nos dirigeants et de nos intellectuels
Des dynamiques de transformation à appuyer
Le questionnement par une démarche rétrospective et pour une vision prospective du Sénégal devra privilégier l’identification et la promotion des dynamiques de transformation et de ceux et celles qui les portent. Il y a certes des défis et des problèmes, mais de l’avis de Normand Lauzon, directeur du Club du Sahel, le Sénégal est dans une dynamique de progrès : « de façon plus vaste, les pays d’Afrique de l’ouest ont connu, au cours des dernières décennies, des transformations profondes sur les plans social, culturel, institutionnel et politique qui font qu’elle ne devrait pas être perçue comme une région en stagnation mais plutôt en mutation, capable d’adaptation et d’avancées importantes ».
Il pousse le questionnement plus loin en mettant au premier rangs des préoccupations d’agenda de développement de la région les questions stratégiques suivantes : Où et comment vont vivre les quelques 430 millions d’Africains de l’Ouest à l’horizon 2025 ? Quel avenir pour les jeunes ? Quelles seront les conséquences d’un tel peuplement sur la mobilité de cette population, les mouvements migratoires, la sécurité alimentaire, les tensions et conflits ? Quel type de développement, quels investissements et quelles politiques pourront permettre d’assurer un mieux-être pour les populations ? Pour conclure, il recommandera : « d’intensifier l’appui aux dynamiques de transformation en cours afin de contribuer à réduire l’écart entre, ce qu’il appelle, les futurs souhaitables et les futurs redoubles pour la région et le reste du monde ».
Ces dynamiques de transformation impulsées par des hommes et des femmes qui luttent pour leurs droits et leur dignité, des associations qui travaillent à multiplier les expériences démocratiques, des artistes et artisans qui vivifient le génie créateur du continent, font bouger le Sénégal qui s’urbanise et se projette chaque jour, un peu plus, dans l’avenir. Mais c’est un avenir incertain sur lequel nos intellectuels devraient d’avantage se pencher pour nous aider à mieux l’appréhender, à l’apprivoiser, à le dompter afin de prendre notre destin en main. La question centrale à traiter est celle de la jeunesse dans les transformations sociales et le développement du Sénégal.
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