Ngaye Méckhé, jadis, petite bourgade nichée en plein cœur du Cayor, est devenue célèbre grâce et par l’artisanat. Aujourd’hui, le nom de cette ville est intimement lié à la fabrication de chaussures, et sa renommée a dépassé les frontières de la région de Thiès qui abrite cette commune sise dans le département de Tivaouane. La ville, traversée par la route nationale N°2 qui va vers Saint-Louis et les autres régions du nord du pays, ne dort presque jamais. À n’importe quelle heure, de jour comme de nuit, on trouvera une cantine d’un artisan ouverte à Méckhé, à la recherche de clients potentiels.
En effet, l’artisanat constitue l’activité phare de la zone qui est sortie de l’anonymat par la reconnaissance du travail de ses artisans. La localité est même devenue, au fil du temps, la capitale de l’artisanat sénégalais et de la cordonnerie, plus exactement. En réalité, des centaines d’ateliers ont remplacé les traditionnels « mbars *» qui faisaient office d’ateliers pour les orfèvres du cuir. Aujourd’hui, des cantines de cordonnerie et de métiers connexes, comme la vente de peaux et de matériel de cordonnerie, bordent l’axe routier qui coupe cette ville en deux. Et les alentours également. Ainsi, au lieu du calme qui doit régner dans des bourgades du même type, le bourdonnement régulier des machines de confection de chaussures trouble la quiétude de ce hameau, dont la population est estimée à 24 392 habitants, selon les statistiques 2013 de l’Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD), répartie sur 4 Km2, soit une densité de 6 098 habitants/Km2.
Un savoir-faire reconnu
Qui connaît la ville de Ngaye reconnaît également le savoir-faire de ses artisans en matière de cordonnerie et son lien séculaire avec la confection du cuir. Comme en atteste Ibrahima Pène qui a nommé sa fabrique Ngalla Pène. « Nous travaillons dans la filière cuir qui est un métier traditionnel. C’est depuis l’époque de nos grands-parents, avant que nous ne prenions la relève. Et Dieu merci, c’est un métier noble. Il est très intéressant, vu que quiconque parle de Ngaye parle également de ses chaussures. Nous ne fabriquons que des chaussures de bonne qualité avec du vrai cuir, comme l’ont toujours fait nos grands-pères. D’ailleurs, c’est ça la marque de Ngaye », relate cet homme, assis devant son atelier qui se trouve à l’entrée de Mékhé. Il en est ainsi de génération en génération. Le savoir-faire de Ngaye, en matière d’artisanat, a traversé les âges. Désormais, il est devenu un label plus perfectionné au fil du temps.
D’ailleurs, deux grandes marques émergent du lot dans le domaine de la cordonnerie à Ngaye. Caawan (lire Thiawane) de la famille du défunt Moussa Kari Guèye, dont la Maison de l’outil (ANAMO) porte le nom, et également Maabo d’El Hadj Ndiaga Guissé arborent haut le flambeau de la qualité du label Made in Ngaye. Ces deux estampilles sont chacune dépositaires du Grand Prix du Chef de l’Etat pour l’Artisanat. El Hadj Ndiaga Guissé se remémore encore ce moment : « C’était en 1995, le travail qui m’a permis de gagner un Grand Prix du Chef de l’Etat, est que je n’ai rien utilisé d’importé dans les modèles présentés à ce concours. Tout a été produit et réalisé ici. » Mieux encore, ces deux marques ont aussi eu à collaborer avec de grandes enseignes de cordonnerie européennes et françaises, comme Agnès B.
Ce qui est un signe de leur maîtrise de l’art de la cordonnerie et de la maroquinerie. Mactar Guèye est un des artisans de la marque de cordonnerie Caawan. Il explique que leur enseigne fabrique des sacs, des ceintures, des selles, diverses variétés de chaussures ainsi que toutes sortes d’autres gadgets en cuir. La marque travaille sur tout ce qui est lié au cuir. « Caawan a son histoire qui date des années trente. C’est une entreprise créée par notre grand-père Mame Moussa Kari Guèye, succédé après par notre père qui nous a tous formés au métier de la cordonnerie et de la maroquinerie. Nous baignons dans cette atmosphère, malgré des études poussées pour certains, le savoir-faire de la cordonnerie est la chose la mieux partagée chez nous. Mais c’est en 1985 que nous, les frères, avions décidé de mettre en place la marque Caawan qui fait référence au village d’origine de notre aïeul qui se trouve près de Kébémer. Au fur et à mesure de notre travail, nous avons investi dans la production et l’achat de machines plus perfectionnées », relate Mactar Guèye.
Aujourd’hui, dans la ville de Ngaye, ils sont unanimes à dire qu’avec la marque Maabo, ce sont les enseignes les plus évoluées, en termes de modernisation dans la cordonnerie. « Je viens d’une famille Maabo. Et au Sénégal, quand on dit le nom Guissé, on y ajoute souvent Maabo, c’est comme ça que j’ai pris ce nom. Je ne suis pas allé chercher loin. Je fais de la cordonnerie-maroquinerie et je suis dans ce métier depuis plus de 40 ans. » Ainsi se présente El Hadj Ndiaga Guissé, trouvé dans son antre, en plein travail et au milieu de ses nombreuses machines. Cet authentique cordonnier informe qu’une marque est une identité, « donc elle est et doit être bien et pour qu’elle le soit, il faut que le travail soit bien fait sur le plan de la qualité et de l’esthétique et pour arriver à cela, il faut utiliser des techniques et des machines modernes en matière de cordonnerie ».
Protéger le label Ngaye
Par ailleurs, ces deux artisans sont membres fondateurs du Groupement d’intérêt économique (GIE) Aar Dalu Ngaye (préserver le label Chaussures de Ngaye). Une structure créée en 2011 et qui fait la fierté de cette ville. Cette organisation qui lutte pour la protection des produits Made in Ngaye, s’attache ainsi à régler les problèmes des cordonniers et des produits artisanaux Made in Ngaye, comme la qualité, la productivité et la formation des membres. Elle est à l’origine de l’amélioration notée dans le métier, comme ces initiatives de modernisation. A cet effet, réfléchissent-ils à comment faire pour avoir une labellisation Ngaye comme les Marocains et les Tunisiens. Deux pays qui ont réussi à ériger le protectionnisme pour le développement de leur artisanat. Au point qu’il est difficile aujourd’hui d’exporter des produits artisanaux dans ces pays cités. Et sur ce plan-là, les artisans soutiennent être en collaboration avec les autorités locales, comme le Maire Maguette Wade, pour mettre en place un hologramme qui sera estampillé sur les objets artisanaux pour authentifier tous les produits Made in Ngaye avant de les mettre sur le marché. « Cela sera possible avec la mise en place d’une structure chargée de veiller au contrôle strict de cette mesure », expriment-ils en chœur.
Au demeurant, ce GIE est également à l’origine de la réhabilitation de la Maison de l’outil (ANAMO) de Mékhé, ainsi que de la création de l’Union des artisans de Mékhé et environs (UAME). À ce sujet d’ailleurs, Assane Kassé, artisan-cordonnier et président de l’UAME, fait état de l’essor de la cordonnerie dans la commune. « Il y a quelques années, on dénombrait 200 ateliers ici à Ngaye pour la cordonnerie. L’artisan ne connaît et n’a que son travail. C’est avec ça qu’il prend soin de sa famille et forme des jeunes. Si tu vois ce que l’artisanat apporte dans la zone, beaucoup de jeunes qui ont raté leurs étudesb sont récupérés par l’artisanat ici à Ngaye. Rien que pour ça, l’Etat devrait aider ce secteur qui lutte contre le chômage et aide à l’insertion des jeunes par la création d’emplois. Les exemples font foison », énonce ce quinquagénaire. Il se rappelle avoir ouvert sa cantine en 1985. « J’étais seul à cette époque et maintenant, voyez-vous, il y a des cantines à perte de vue. Une bonne partie de la jeunesse de Ngaye évolue dans ce secteur et des milliers de paires de chaussures sortent des ateliers chaque jour. »
Devenu un métier comme un autre
Naguère considéré comme un métier dévolu à une certaine caste, la cordonnerie est désormais devenue une profession
respectable. Qui nourrit son homme ! Elle n’est plus seulement l’affaire d’une couche sociale, mais plutôt un business comme un autre. Le nom « Oudé » affublé aux cordonniers a cédé la place à celui d’artisan et le « Mbar » est devenu un atelier. Comme le soutient Pape Ma Ndiémé Fall. Issu d’une famille noble du Cayor et artisan de renom dans la zone, il déclare que « l’artisanat est sorti de la famille pour s’extérioriser ». A son avis, l’artisanat n’est plus réservé aux personnes castées.
Cet artiste-plasticien qui a fait l’école des Beaux-Arts de Dakar, a lié sa vie avec l’artisanat après sa venue à Mékhé. « Un jour, mon ami Boubacar Mbaye qui organisait et coordonnait des ateliers de cordonniers pour une opération Tabaski, a reçu une commande de 300 paires de chaussures. J’ai vu qu’il manquait une touche artistique et j’ai réalisé un dessin en pyrogravure sur les rebords. Cela a été très joli et apprécié par tous les cordonniers qui disaient : voilà, c’était ça qui manquait sur la babouche. Ils m’ont fait la commande sur les 300 paires et les motifs ont été inspirés des anciens tapis de sol. Même les Marocains ont commencé à s’y inspirer et faire des motifs sur les rebords des babouches. C’était en 1989, et au lieu de m’arrêter là, j’ai commencé à taquiner le cuir », se souvient ce descendant du Damel du Cayor, désormais opérateur économique. Pour la petite anecdote, on raconte aussi que les 33 Damels qui habitaient le Cayor, venaient à Mékhé pour chercher des articles indispensables aux batailles, comme les selles de chevaux, des bottes…
En manque criard de matière première
Le savoir-faire a beau être là ainsi que le travail de qualité, l’artisanat peine toujours à passer un autre cap pour aller vers une micro-industrie ou carrément vers l’industrialisation. Des gens viennent de partout pour commander et acheter du Made in Ngaye. Cependant, il est encore impossible de sortir de l’artisanat pour migrer vers une économie plus formelle. La raison, selon Mactar Guèye, est à chercher au manque d’appui, d’encadrement et de soutien pour mieux valoriser ce savoir-faire. Pour lui, non seulement, l’artisan doit être bien équipé, mais aussi financièrement assis, sinon il y a problème. Et ces difficultés se posent avec l’importation de cuir à coups de millions de FCfa, les difficultés liées à l’écoulement et à l’exportation et la mauvaise qualité de certains produits avec l’invasion du matériel synthétique qui se vend au métrage. D’ailleurs, ce produit bas de gamme est la conséquence de la chute des prix. Il est même à l’origine des initiatives de protection du label par certains artisans pour plus de qualité et d’authenticité.
Mais cette dernière notion est aussi une résultante du défaut de matière première à la disposition des artisans. En effet, le cuir se fait rare. « Ça fait longtemps qu’on est dans le métier et nous avons un problème de matière première. C’est notre principale difficulté », se désole El Hadj Ndiaga Guissé. Selon lui, si on n’arrive pas à avoir assez de matière première, le travail en sera affecté et c’est notre handicap. Donc l’impact des produits importés sur la cordonnerie de Ngaye est le plus ressenti. « Nous utilisons beaucoup plus le cuir importé, faute de moyens. » Cette assertion de Mactar Guèye Caawan démontre toute l’étendue du problème dont souffre la ville de Ngaye. « Quand tu importes du cuir, tu ne peux pas en avoir assez », se résolut-il à dire. Parce que les cuirs viennent en chute.
Peaux importées
Mamadou Lô Mbaye, vendeur de cuir et de peaux importés, précise qu’il y a plusieurs variétés de peaux, et elles proviennent le plus souvent d’Italie, si ce sont les peaux importées, ou de la Chine, si c’est du matériel synthétique. Le prix dépend aussi de leur qualité. Par exemple, il y en a de 3.000 à 7.000 FCFA le kilo.
Malheureusement pour Pape Ma Ndiémé Fall, la conséquence de l’importation du cuir est néfaste pour tout le monde. En guise d’illustration, il explique : « Tu peux trouver de belles chaussures chez un cordonnier et tu lui demandes de t’en faire 500 paires, il ne pourra pas satisfaire la commande, parce qu’il ne maîtrise pas sa matière première. Mais ce sont eux qui sont à l’origine de cette situation. Nous avions tenté de résoudre ce problème avec l’aide de la Fédération des professionnels du cuir. Mais comme la plupart des membres étaient déjà dans cette filière et dans cette dynamique, ils ont traîné les pieds pour pouvoir continuer le commerce des chutes de cuir. Maintenant, nous en avons besoin et on ne peut plus l’avoir. »
Toutefois, le Sénégal gagnerait à installer une tannerie moderne et à produire des peaux de cuir de qualité au lieu
d’importer les peaux semi-finies. Cela permettra ainsi une disponibilité de la matière première et aidera les artisans à sortir de la précarité dans laquelle ils vivent et, in fine, évitera au pays les massives sorties de devises dues à l’importation des matières premières.
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IBA THIAM: Doyen du label Ngaye
Le doyen Iba Thiam est un des précurseurs de la fabrication des sandales dans la ville de Ngaye. Ce cordonnier hors pair a eu à former bon nombre d’actuels artisans célèbres sur la place de Mékhé.
« Cette manière de faire des chaussures comme on le fait maintenant, j’en suis le principal pionnier », déclare tout de go Iba Thiam. La soixantaine passée, il a vécu l’âge d’or de l’histoire de Ngaye et des chaussures. Parti à Dakar, plus précisément au marché Tilène à la rue 19, vers les années 1955, il y a fait la rencontre de Idrissa Guèye qui lui a enseigné le métier. Celui-ci a duré 8 années au sortir desquelles son patron de l’époque l’a initié à l’art de la cordonnerie sous ses diverses facettes avant de décider de le responsabiliser, avec sa bénédiction. Pour qu’il puisse voler de ses propres ailes. Ainsi, Iba Thiam s’installa alors dans son propre atelier pendant deux ans, avant de quitter le Sénégal pour tenter l’aventure en Côte d’Ivoire. Il n’y resta que 9 mois. De retour au Sénégal, en 1966, il s’installa temporairement chez son oncle à Peuyen, une localité située à 5 km de Ngaye, s’occupant dans les travaux champêtres. A la fin de cet hivernage, son oncle lui suggéra de s’installer à Ngaye et d’exercer ce qu’il savait faire le mieux : fabriquer des chaussures.
*«Il me remit 5.000 FCFA y compris mon transport et je suis parti à Dakar pour acheter le matériel nécessaire pour la cordonnerie. On était en 1967 et, à l’époque, avec seulement 5.000 FCFA, tu pouvais acheter tout le matériel dont tu avais besoin pour monter ton atelier », informe le vieil homme, très célèbre parmi les cordonniers de la ville. Il raconte que c’est comme ça qu’il s’est installé à Ngaye et a commencé à fabriquer des chaussures. « Au début, le commerce se passait très bien et je recevais des commandes de partout. Il faut dire qu’ici, les gens ne connaissaient que les célèbres ‘’marakiss’’ (babouches), et moi, j’ai apporté les sandales et autres modèles de chaussures. Le seul produit que j’avais laissé ici en partant et que j’ai retrouvé à Ngaye, c’était les babouches, c’est très ancien. A part ça, tous les autres modèles de chaussures, comme les chaussures ‘’à crochet’’, les sandales, les chaussures fermées, c’était le fruit de mon savoir-faire. A l’époque, il fallait faire la queue pour pouvoir disposer de mes chaussures et je ne parvenais même pas à satisfaire la demande, tellement il y en avait. Et c’était juste des commandes destinées à l’usage personnel, parce qu’en ce moment-là, on n’avait pas encore commencé à les commercialiser en vitrine. Également, j’ai débuté petit à petit à enseigner le métier aux jeunes que me confiaient leurs parents. Eux également, à leur tour, ont commencé à démultiplier le savoir-faire que je leur transmettais aux plus jeunes et c’est comme ça qu’est partie la fabrication des chaussures à Ngaye Mékhé », se souvient, nostalgique, Iba Thiam que ses anciens élèves surnomment le Doyen.
Belle époque
C’était une époque faste. Aussi se remémore-t-il qu’au début, il travaillait la peau de vache parce que les peaux importées avec lesquelles on travaille aujourd’hui n’existaient pas encore. « Par la suite, j’ai entendu parler d’une usine au Mali qui vendait des peaux de qualité et j’ai commencé à aller acheter là-bas des peaux pour mes besoins professionnels, dans un premier temps, mais par la suite, j’ai commencé à en revendre. C’était vraiment la belle époque dans le métier qui, à mon avis, n’est plus ce qu’il était », regrette-t-il.
Toutefois, ce vieux coordonner aux cheveux grisonnants concède encore l’existence de certains ateliers qui continuent à faire de la qualité. C’est notamment le cas de grandes marques comme Caawan ou encore Maabo, etc. « Il y aura toujours des gens qui veulent de la qualité et qui sont prêts à y mettre le prix », indique-t-il avant de déplorer le fait qu’aujourd’hui, tout le monde s’est rué vers ce secteur et cela a détruit le métier, parce qu’ils ne prennent pas le temps d’apprendre.
« Ils ont commencé depuis qu’ils ont vu toute cette affluence des clients et des commandes tous les jours. Mais le problème, c’est qu’il faut obligatoirement apprendre le métier et il faut au moins 5 ans pour maîtriser tous les rouages du métier », selon Iba Thiam.
À ce titre, il se rappelle qu’à leur époque, les chaussures se vendaient entre 1.500 et 2.000 FCFA, fabriquées avec un cuir de qualité. Par la suite, les prix ont même évolué jusqu’à coûter 8.000 FCFA.
« Aujourd’hui, les chaussures sont vendues à 1.500 ou 2.000 FCFA, soit les mêmes prix de nos tout débuts, vers les années 70, et ceci, malgré la forte dépréciation de la monnaie, au fil du temps. Cela est dû, en partie, à la concurrence des Chinois, mais il faut aussi reconnaître que les jeunes ne font plus de la qualité et la plupart des artisans travaillent plus sur les toiles que le cuir », dit-il, attristé. Ce qui est pire encore : les jeunes quittent Dakar pour revenir s’installer à Ngaye. Ce qui veut dire que le métier n’est plus ce qu’il était auparavant.
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