Je suis née le 6 septembre 1957, à Port-au-Prince, en Haïti. Cette même année, François « papa doc » Duvalier arrive au pouvoir et installe un régime dictatorial des plus répressifs, décadent et d’une extrême brutalité. Le pays est barbelé de pied en cap par la funeste milice armée des « macoutes ».
Je me souviens du silence de plomb, des exécutions publiques, des disparitions, des arrestations arbitraires, du visage horriblement tuméfié de mon père lorsqu’ils l’ont relâché après l’avoir torturé, ses vêtements souillés de sang, le sien et celui d’un compagnon de cellule, mort dans ses bras. Ma famille, comme des milliers d’autres, sera forcée de fuir. Le Canada nous accordera l’asile, la sécurité, la possibilité de nous refaire une vie dans une province, le Québec, où le français, la langue que nous pratiquons, est celle de la grande majorité de la population. Mes parents, enseignants tous les deux, pourront y travailler, donner le meilleur d’eux-mêmes. Plus encore, le Canada nous offre la citoyenneté pleine et entière : des droits, des libertés et des responsabilités que nous assumerons avec reconnaissance, fierté et dignité.
Parallèlement à des études en lettres et littératures comparées à l’Université de Montréal — où j’enseignerai aussi plus tard la langue et la littérature italiennes —, la militance au sein du mouvement féministe du Québec sera aussi une partie importante de ma vie active. Pendant dix ans, je travaillerai à la reconnaissance de la situation et des besoins de milliers de femmes victimes de violence conjugale et ceux de leurs enfants. J’ai ainsi contribué à la création d’un vaste réseau de centaines de refuges, de ressources et de services d’urgence pour ces femmes. Ce réseau s’étendra sur tout le territoire québécois et dans d’autres provinces canadiennes. Le combat pour les droits des femmes a été pour moi une formidable école, l’occasion d’un vaste état des lieux des mentalités, de nos conditionnements, de nos valeurs, de nos politiques, des lacunes au sein de nos institutions et de notre société et des forces citoyennes à rassembler pour sensibiliser, éduquer et impulser le changement social.
En 1986, Jean-Claude Duvalier, héritier de la présidence autoproclamée à vie par son père, est chassé du pouvoir sous une forte pression populaire. Je rentre en Haïti, dans la liesse du pays libéré et où tous les espoirs sont de nouveau permis. Je constate, j’écoute, j’écris plusieurs articles pour témoigner de tout ce bouleversement. J’y reviens encore en 1987, cette fois avec la cinéaste canadienne d’origine égyptienne Tahani Rached et une équipe de l’Office national du film du Canada pour participer à un documentaire sur les premières élections libres à se tenir dans le pays depuis 1957. C’est de nouveau le cauchemar, la violence aveugle des militaires duvaliéristes, un atroce carnage.
L’expérience est bouleversante et elle me convainc de la force d’un journalisme qui raconte et qui s’exerce comme une responsabilité citoyenne. J’entre très peu de temps après à la télévision publique canadienne de langue française, la Société Radio-Canada. J’y deviens la première journaliste de race noire du secteur de l’information. Ma présence sur le petit écran frappe les esprits. J’ai conscience d’ouvrir une voie et c’est ce que je souhaite : que la télévision fasse place à la diversité pour une société plus inclusive. Quelques années plus tard le réseau de langue anglaise de la télévision publique, CBC, me confie également l’animation de deux émissions hebdomadaires consacrées à la diffusion de films documentaires canadiens et internationaux. J’ai aussi animé sur les ondes de TV5 plusieurs magazines d’information traitant de l’actualité des pays de la Francophonie et plus particulièrement du continent africain.
Ma rencontre et mon mariage avec le cinéaste, essayiste et philosophe, Jean-Daniel Lafond, scelle aussi un lien de cœur avec la France dont il est issu. Il m’offre aussi de partager son espace de liberté et de création. Je participe ainsi à plusieurs de ses films documentaires engagés : La manière nègre ou Aimé Césaire, chemin faisant; Tropique Nord; Haïti dans tous nos rêves et L’heure de Cuba, tous primés au Canada et sur la scène internationale.
Le 27 septembre 2005, je suis assermentée 27e gouverneure générale et commandante en chef du Canada, la troisième femme seulement à se voir confier cette responsabilité. Dans la constitution canadienne, le gouverneur général représente la Couronne, la plus haute autorité, et assume de facto, hors de toute allégeance partisane, les responsabilités de chef d’État. Quel signal puissant, pour le Canada et pour le monde, qu’une femme de descendance africaine, d’Haïti, arrivée au Canada avec sa famille en situation de réfugiés politiques, soit appelée à exercer une aussi haute fonction. Rapidement, je m’engage à faire de cette fonction un espace de résonance où les voix des citoyennes et des citoyens seront entendues, un lieu rassembleur et d’action. « Briser les solitudes » est la devise que j’ai choisie pour dire ma volonté d’unir les forces du pays, d’y établir des ponts entre les provinces et les territoires, de montrer qu’il est possible de faire tomber certaines barrières, de lever le voile sur les réalités qui isolent et qui divisent, de porter une attention toute particulière aux actions citoyennes, de valoriser l’apport essentiel des femmes et des jeunes. Mon plaidoyer est celui d’une gouvernance inclusive de toutes les forces vives de notre société et dont on ne peut se passer dans une perspective de développement humain et durable.
« J’ai su forger des liens solides et cultiver la confiance. Je crois fermement à une diplomatie politique, culturelle et à échelle humaine ».
Durant mon quinquennat, j’ai aussi parcouru la scène internationale et mené 40 visites d’État à travers le monde, dont 10 en Afrique. Partout, avec une égale détermination, j’ai déployé la même énergie, la même approche de grande proximité, la même volonté d’engager et de faciliter le dialogue, d’entendre et faire entendre, de fédérer et d’associer, d’encourager des actions concertées dans une éthique de partage, de solidarité et de fraternité. J’ai su forger des liens solides et cultiver la confiance. Je crois fermement à une diplomatie politique, culturelle et à échelle humaine.
Mon mandat a pris fin en octobre 2010, l’année du terrible séisme qui a dévasté et profondément endeuillé mon pays natal. Parmi les 300 000 personnes à périr sous les décombres, j’ai pleuré aussi nombre de proches et d’amis. J’ai aidé à mobiliser des secours et, en qualité de commandante en chef des forces armées canadiennes, j’ai soutenu le déploiement de nos troupes pour une assistance immédiate dans les régions les plus touchées par le tremblement de terre. Mes missions sur le terrain m’ont permis de mesurer l’ampleur du désastre. Il y a toute une nation à reconstruire, un pays à refonder, disent les Haïtiennes et les Haïtiens, non seulement ses infrastructures, mais aussi au niveau de ses institutions, de la gouvernance, des stratégies économiques, des ressources humaines et naturelles, de la gestion du territoire, du développement local, régional et national, du renforcement des capacités, des compétences et des connaissances, dans une perspective durable et à long terme. Le chantier est immense et le pays doit et veut se sortir de la dépendance à l’aide internationale.
C’est sans hésitation que j’ai accepté, à l’appel d’Irina Bokova, la directrice générale de l’UNESCO, d’agir en tant qu’envoyée spéciale pour Haïti afin de soutenir tous les efforts et les objectifs de reconstruction du gouvernement et de la population d’Haïti.
Je deviens aussi, dès 2011, chancelière de l’Université d’Ottawa, la plus grande université bilingue (français et anglais) dans le monde et qui devient aussi partenaire de ma mission pour l’UNESCO en Haïti. Je soutiens et j’amorce à ce titre des ententes de partenariat dans le cadre d’un programme spécifiquement destiné au rehaussement de la formation, de la professionnalisation, de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique dans les pays de la Francophonie. Pour de nombreux pays en développement et qui visent l’émergence, ces partenariats arrivent à point nommé.
Mon mari, Jean-Daniel Lafond et moi avons aussi mis sur pied le legs de mon mandat de gouverneure générale, la Fondation Michaëlle Jean, entièrement consacrée aux jeunes les plus vulnérables au Canada et au soutien de projets qui leur permettent la réinsertion sociale par le pouvoir des arts et de la culture.
Servir, contribuer, rassembler tel est le fil de ma vie.
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