III – L’évolution des exploitations agricoles en matière foncière sous Abdou Diouf
Pour réaliser cette performance, une âpre lutte sociale s’était déclenchée autour de la réforme de la Loi sur le Domaine national, que les «Programmes d’Ajustement Structurel» (PAS) exigeaient de l’Etat, pour promouvoir le «Secteur privé», à travers la privatisation des terres agricoles et le retrait de l’Etat des fonctions de crédit et de commercialisation en direction des producteurs ruraux. C’est dans ce cadre qu’un «Plan d’Action Foncier» (PAF) fut élaboré sous le Président Diouf en 1996 pour convaincre le FMI et la Banque mondiale de sa bonne volonté. Le PAF analysait trois options soumises aux protagonistes de la Réforme de la Loi sur le Domaine national : ce sont : • Le statut quo foncier; • La libéralisation qui entraîne la privatisation totale des terres ; • L’option appelée «mixte» qui consiste à attribuer aux Communautés rurales des pouvoirs de cession de la terre, en plus de son pouvoir d’attribution en vigueur. Dans ce débat, l’Association des Présidents de Communautés Rurales (APCR) avait opté pour une «variante de l’option mixte» qui consiste en «l’érection du Domaine national en Domaine privé des Collectivités locales qui y exercent les pouvoirs d’affectation, de désaffectation et de cession en propriété privée sur décision du Conseil rural». Cette option faisait l’objet de rejet de certains milieux ruraux et de l’Etat, au motif qu’elle ouvrirait la voie à une spéculation foncière au profit de potentats locaux qui contrôlaient les Conseils ruraux, et était perçue par ses adversaires comme étant une forme de «régularisation des ventes illégales de terre», déjà effectuées par certains Président du Conseil rural. Pour le Conseil National de Concertation des Ruraux (CNCR) qui regroupe les Unions nationales des coopératives rurales et la Fédération des ONG du Sénégal (FONGS), il se dégage l’option de distinguer d’une part, les terres déjà affectées du Domaine national pour transformer le «Droit d’usage» en titre foncier négociable dans des «marchés fonciers» à créer, et d’autre part, les terres du Domaine national non encore affectées que devraient gérer des «Comités villageois de terroir». Les producteurs moyens, dotés de 4 à 6 ha, qui constituaient 17,5 % des ménages ruraux, trouvaient leur compte dans cette option du CNCR, étant donné qu’ils pouvaient, à travers les «marchés locaux», s’acheter, à vil prix, les terres des 32,1 % d’exploitants exclus de la mécanisation, pour élargir leur domaine et créer ainsi les conditions foncières nécessaires à leur accession à la deuxième phase de modernisation de notre Agriculture, la «motorisation» grâce au crédit foncier hypothécaire auquel ils rêvaient d’accéder. La transformation du «Droit d’usage» en titre foncier permettrait ce tournant. La gestion des «terres non encore affectées», par des «Comités villageois», constitueraient leurs «réserves foncières», qu’ils pourraient s’approprier au marché, dés qu’elles seront l’objet d’affectation comme «Droit d’usage» avec titre foncier privé. Dans cette option, pour éviter de transformer le monde rural en jungle dans une course vers l’accès à ces réserves foncières, le CNCR proposait de l’accompagner d’un «Plan cadastral rural» et d’une élaboration d’un «Plan d’occupation des sols» pour chaque Communauté rurale. Le CNCR a cherché aussi, par cette option, à rallier, les paysans riches, charmés par la possibilité de posséder un «titre foncier rural», de rentrer dans les «marchés fonciers locaux» et d’accéder au crédit foncier hypothécaire. Les paysans pauvres, composés de paysans sans terre et des exclus de la mécanisation agricole, opposaient une vive résistance face aux deux options présentées par l’Association des Présidents de Communauté rurale et par le CNCR, pour défendre l’option de la «terre à ceux qui la travaillent» afin de pouvoir accéder à suffisamment de terre leur permettant de participer à la modernisation de la production agricole, et d’exercer «un travail décent pour vivre à la sueur de leur front, grâce à leur coopérative agricole au niveau de chaque Collectivité locale». Face à cette polarisation du monde rural, la privatisation des terres du Domaine national, exigée par les PAS, n’a pas abouti sous Diouf, qui a su user de dilatoire pour ne jamais la mettre en œuvre. Cette lutte paysanne autour de l’appropriation des terres de culture avait permis des avancées certaines pour les populations rurales, qui en 1960 comptaient 20,9% de ménages sans terre et 30,6% exclus de la mécanisation de la production agricole pour insuffisance de terre, et qui en 1999/98, voyaient leurs proportions respectivement à 18,9% et à 4,2%. Dans ce contexte où 72, 1% % des ménages avaient au moins 06 ha que l’option CNCR trouvait toute sa justification sociale, même si elle excluait les 23,1% d’exploitations pauvres de moins de 03 hectares dont 18,9% de «sans terre», et les 4,2% de petites et moyennes exploitations agricoles familiales. Ainsi, plus de 27% des exploitations agricoles «pauvres» et «moyennes» étaient exclues des bénéfice de l’approche de la privatisation des terres du CNCR, au profit de plus de 72% d’exploitations agricoles «riches», disposant de 06 hectares et plus, et qui espéraient trouver dans la «privation», une opportunité de se moderniser grâce à leur accès éventuel au crédit hypothécaire, une fois qu’ils seraient minus d’un titre de droit foncier. Cependant, l’Alternance de 2000, contrairement aux attentes, s’est orientée vers la mise en œuvre intégrale des exigences des PAS dans le secteur rural, tant au plan de la réforme foncière, qu’au plan de la privatisation du «marché des produits agricoles» et du «marché des facteurs techniques de production».
IV – La question foncière rurale sous Wade
Wade, par sa politique agricole, a ruiné les exploitations agricoles familiales, en les ramenant à des situations foncières pires qu’avant l’Indépendance. La tendance à la réduction du pourcentage de paysans sans terre et de ceux exclus de la mécanisation de l’agriculture pour insuffisance de terre, observée en 1998/99, s’est inversée brutalement, pour dépasser leur proportion de 1960. Ainsi, selon les données de l’Enquête de Suivi de la Pauvreté au Sénégal» (ESPS I, 2004-05), la proportion des ménages sans terre est de 24,6 % des ménages ruraux en 2004/2005, contre 18,9% en 1998/99, et 20,9% en 1960, tandis que ceux qui avaient entre 01 et 03 ha, exclus de la mécanisation, qui étaient de 4,2 % en 1998/99, se retrouvent avec une proportion de 32,1%. Donc, les ménages ruraux exclus de la mécanisation de l’Agriculture par les conséquences des politiques agricoles de Wade, ont atteint une proportion de 56,7%, alors qu’en 1960, ces ménages ne représentaient que 51,6 %. En outre, l’évaluation du «Document Stratégique de Réduction de la Pauvreté au Sénégal» (DSRP) II, la pauvreté rurale, en 2004/2005, était estimée à 55,6% des ménages ruraux. Donc la pauvreté a, désormais, véritablement un visage social en milieu rural et se trouve parmi les 56,7% de ménages exclus de la mécanisation de l’agriculture pour insuffisance de terre. Les paysans moyens, avec 04 à 06 ha, voyaient leur proportion augmenter de 4,3% en 1998/99, à 17,5 % en 2004/2005 ont été, après les petits producteurs de 01 à 03 ha, les secondes victimes les plus durement touchées par les conséquences néfastes de la politique de Wade en direction du monde rural. De 72% d’exploitations agricoles de plus de 06 hectares en 1998 /99 sous le régime de Diouf, le monde rural s’est retrouvé en 2004/05, sous le régime de Wade, avec plus de 74% d’exploitations agricoles avec moins de 06 hectares dont 24,6% «sans terre» ! Ceux qui étaient attirés par l’option de Wade, qui leur donnait l’illusion, que la privatisation des terres serait entreprise à leur bénéfice exclusif, durent se rendre compte qu’ils n’avaient pas encore suffisamment compris, que Wade voulait privatiser les terres dans le but précis de les céder aux investisseurs étrangers les plus offrants, et non aux paysans riches et moyens qui aspiraient à la deuxième phase de la modernisation de notre production agricole, la «motorisation» (tracteur). Ainsi, ce sont ces victimes de la politique agricole de Wade qui représentent près de 74,2 % des exploitants ruraux, qui se sont retrouvées derrière le CNCR, et qui se sont opposées farouchement aux objectifs fonciers du Chef de l’Etat, dans cette privatisation des terres du Domaine national. C’est grâce à cette combativité que Wade était contraint de soustraire le volet foncier de la «Loi d’Orientation Agro Sylvo- Pastorale» (LOASP) qu’il a fait voter, à son corps défendant, par l’Assemblée nationale. Cependant, avec l’option de réforme foncière du CNCR, les paysans «sans terre», qui sont 24,6% des ménages et les 32,1% des petits exploitants, soit, 56,7% des ménages ruraux, ou l’on compte les 55,6% de ménages pauvres, perdront définitivement l’espoir d’exercer le «métier d’agriculteur», institué par la LOASP, pour gagner décemment leur vie. Ainsi, le CNCR est traversé par une double contradiction, l’une avec l’Etat en temps que représentant des 74,2% des exploitations agricoles victimes de la politique de Wade, et l’autre, en son sein entre les 56,7% exclus de la modernisation et qui rejettent l’option «privatisation» du CNCR, et les 17,5% des exploitations qui voient dans cette option une opportunité. Après la crise alimentaire mondiale de 2008, Wade mit à profit le contexte pour lancer son option de réforme foncière sous forme d’un projet de loi12/2010 portant «régime de la propriété foncière», par lequel s’est exprimée sa volonté politique a) de dessaisir l’Assemblée nationale et le Conseil rural de leurs prérogatives respectives dans le Domine foncier que la Constitution et la Loi sur le Domaine National (DN) leur ont conférées, b) de confisquer les terres des communautés rurales non encore affectées qui constituent pourtant leurs «réserves foncières», et c) d’exproprier les terres déjà affectées aux paysans pauvres et moyens, sous prétexte «d’insuffisance de mise en valeur». Ce projet de loi fut adopté sous forme de Loi n°2011-07 du 30 mars 2011 portant régime de la Propriété foncière. Elle a été publiée dans le JO n°6607 du 13 août 2011. Mais, malgré le fait de l’avoir fait adopter par sa «majorité mécanique» à l’Assemblée nationale, et même de le publier au Journal officiel, Wade hésitait encore de l’appliquer devant le tollé général suscité par cette Loi et les risques de confrontation avec les ruraux sous l’égide du Conseil National de Concertation des Ruraux (CNCR), à un an des élections présidentielles. Il s’était donc abstenu de faire adopter un projet de Décret en attendant des moments plus appropriés.
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