La problématique de la question foncière est souvent approchée du point de vue juridique, la transformant ainsi en débats entre juristes, sociologues et autres socio anthropologues, alors qu’elle touche les fondements économiques et sociaux de l’exploitation agricole. C’est la raison pour laquelle, il est essentiel de prendre en compte, dans cette problématique, non seulement la situation réelle de l’appropriation foncière, mais aussi, son évolution dans le temps. C’est dans cet esprit que nous avons construit cette introduction à cette Conférence. L’évolution des exploitations agricoles, par rapport aux superficies cultivées sous pluie, s’est effectuée en quatre grandes périodes, durant ces 50 ans d’Indépendance de notre pays. Ce sont la période des indépendances, celle sous L.S.Senghor, celle sous Abdou Diouf et celle sous Wade.
I – La situation foncière en 1960
Selon les données du «Rapport Cinna –Ceressa» qui a inspiré l’élaboration du Premier Plan de Développement Economique et Social du Sénégal sous le Président Dia, en 1960, les Chefs de ménage sans terre constituaient 20,9 % des exploitations agricoles et ceux qui avaient des superficies variant entre 01 et 03 hectares (ha), faisaient 30,62 %. Ceux, avec des superficies entre 04 et 6 ha, 20,13%, tandis que les 28,3 % des exploitations agricoles qui restent avaient plus de 06 ha. Incontestablement, en 1960, 51,5% des exploitations agricoles constituaient la classe des paysans pauvres, astreints au travail manuel de la terre, tandis que les 20,13 %, à l’étroit sur leur terre, constituaient une classe moyenne émergente et les 28,3% des exploitations agricoles restantes, constituaient la pépinière d’une bourgeoisie rurale, à côté de l’aristocratie coutumière et religieuse. C’est cette structuration du monde rural, qui était à la base de l’option «coopérativiste» de Mamadou Dia qui était, depuis les élections cantonales de 1957, le Président du Conseil du Gouvernement Autonome du Sénégal, institué par la Loi Cadre de 1956. Le Président Dia envisageait une réforme foncière pour «donner la terre à ceux qui la cultivent» pour répondre à l’aspiration vers la modernisation des 51,5 % des exploitations agricoles pauvres et à celle des 20,13 % de la classe moyenne paysanne, c’est-à-dire à 71,6% des ménages ruraux. Par contre, Majmouth Diop, en contradiction flagrante avec le «Manifeste du PAI» qui revendiquait «la terre à ceux qui la cultivent et les entreprises aux travailleurs», estimait dans «Classes et lutte ses classes au Sénégal» que «l’absence de faim de terre, ou de faim tout court, compliquait la tâche des révolutionnaires» ! Cette vision a longuement handicapé le travail du PAI en milieu rural, et plus généralement, la gauche, qui continue à voir dans le monde rural, une classe sociale homogène.
II – Les Inflexions sous Senghor
La chute du Président Dia en 1962 ne lui a pas permis de mettre en œuvre cette option de réforme foncière qui devait octroyer la gestion de celle-ci aux collectivités locales qu’il avait projeté de créer dans le cadre de la Réforme Administrative et Territoriale qu’il envisageait d’entreprendre. Cependant, après sa chute en 1962, la Réforme foncière tant attendue, revêtit la forme de la «Loi sur le Domaine national», institué par la Loi 64-46 du 7 juin 1964, qui assujettit l’accès à la terre à la «capacité de la mettre en valeur», privilégiant ainsi les paysans aisés. Ainsi, à la place de «la terre à ceux qui la cultivent» comme option de Dia en matière de Réforme foncière, L. S. Senghor opposait «la terre à ceux qui peuvent la mettre en valeur». C’est le prélude de la privatisation des terres. Cette option vers les paysans riches fut confortée par la décision de confier au Sous-Préfet, les prérogatives d’attribution des terres du Domaine National, qui a exercé cette prérogative de 1964 à 1972. Ce n’est qu’en 1972 que la Loi 72-25 du 19 Avril 1972 instituait la Communauté Rurale pour gérer les terres du Domaine National, tout en conférant le «droit d’affectation et de désaffectation des terres» au Président du Conseil rural et à l’Administration territoriale, le contrôle à priori et le pouvoir d’approbation. Les Conseils ruraux étaient, en partie, constitués de membres élus au suffrage universel, et en partie, de membres désignés par les coopératives agricoles. Ainsi, les coopératives agricoles, qui jusqu’ici jouaient le rôle de substitution aux «Traitants» dans la collecte des arachides, et aux commerçants, dans l’approvisionnement des producteurs en facteurs de production et en «vivres de soudure», décrochaient le pouvoir de co-gérer les terres du Domaine national avec des Conseillers élus, dans le cadre du Conseil rural. Mais cette Réforme a été accompagnée par la marginalisation du «Service National d’Animation Rurale», pour privilégier des «Services d’encadrement technique» des producteurs d’arachides dans la mise en œuvre de la politique de mécanisation, à traction animale, de la production agricole, qui devait se substituer au travail manuel de semis, d’entretien des cultures et de récolte, comme première phase de la modernisation de l’agriculture. La substitution du travail mécanique au travail manuel fut donc une véritable avancée dans le sens du progrès social et de la modernisation de la production agricole. Mais, cette nouvelle technologie nécessitait un minimum de «3 ha» par exploitation familiale, pour être généralisée en campagne. Ainsi, les 51,5 % de paysans, avec des superficies inférieures à 3 ha, devaient pouvoir accéder à la terre par une réforme foncière, pour ne pas être exclus de cette première phase de la modernisation de l’agriculture. C’est ce que la réforme foncière, que préconisait Dia durant son règne, devait régler en priorité, pour que la coopérative agricole, qui fut instituée comme instrument de mise en œuvre de sa politique agricole, puisse s’acquitter correctement de sa mission de libération du monde rural et de la modernisation de la production agricole. La résistance du monde rural, face à la réforme foncière de Senghor, s’organisait tant au sein de la coopérative qu’au sein du Conseil rural, contre l’accaparement des terres de la collectivité locale par les nantis et le bradage de leur patrimoine foncier, d’abord par l’Administration territoriale, puis par le Président du Conseil rural, de connivence avec les Sous-Préfets et l’aristocratie coutumière et religieuse. Ainsi, une double lutte sociale s’était enclenchée dans le monde rural. Dans l’une, les paysans se présentèrent dans la coopérative agricole comme une couche sociale homogène face à l’Etat, contre sa politique de spoliation des producteurs d’arachides qui s’exprimait dans la fixation unilatérale des prix producteurs et des facteurs de production pour canaliser à son profit le maximum du «surplus agricole». Et dans l’autre, au sein du Conseil rural, en deux couches sociales antagoniques, constituées des pauvres (51,5% des exploitants agricoles) et des paysans moyens (20,13% des exploitants agricoles), face aux couches aisées du monde rural et à l’aristocratie religieuse et coutumière, liée à la production d’arachides, (28,4%), qui dominaient les Conseils ruraux, et qui, à travers le Président du Conseil rural, obstruaient leur accès à plus de terre dont ils ont besoin pour participer à cette première phase de modernisation de notre agriculture par la mécanisation à traction animale. Cette lutte a abouti au transfert des «prérogatives d’affectation et de désaffectation des terres» du Domaine national, des mains «du Président du Conseil rural, au Conseil rural lui-même» par le Décret 80-1051 du 14 octobre 1980. La présence des coopératives agricoles, comme catégorie économique et sociale distincte, pour veiller aux intérêts de ses membres au sein des Conseils ruraux, était donc devenue un moyen efficace pour la redistribution des terres au bénéfice des «sans terres» et de ceux qui butaient sur une insuffisance de terre pour accéder à la mécanisation agricole mise en œuvre par l’Etat. C’est l’une des raisons pour lesquelles, l’Etat y a mis fin, sous couvert de «démocratisation» du Conseil rural, en décidant de l’élection de tous les membres du Conseil rural, au suffrage universel direct. Malgré cela, c’est grâce aux acquis de 1980 en termes de «démocratisation» de l’affectation des terres, acquise sous la pression des représentants de la coopérative, que la situation foncière des exploitations agricoles des ménages pauvres et des exploitations moyennes, s’était considérablement améliorée, pour répondre aux exigences foncières de la mécanisation agricole. En effet, en 1998/99, selon les données du «Recensement Général de l’Agriculture» (RGA) du Ministère de l’Agriculture, la proportion des exploitations pauvres de moins de 03ha est de 23,1%, contre 51,5 % en 1960, et celle des exploitations moyennes est de 4,3%, contre 20,13% en 1960. Même la proportion des paysans sans terre est tombée légèrement à 18,9% contre en 1998/99, contre 20,9 % en 1960. Mais, cette évolution dans l’appropriation foncière a permis l’explosion du nombre de grandes exploitations de plus de 06 hectares qui est passé de 28,4 % en 1960, à 72,1 % en 1998/99. Ainsi, à la veille de l’Alternance en 2000, de bonnes perspectives d’intensification de l’Agriculture par la traction bovine équipée de «polyculteur» et par la petite motorisation (mini-tracteur) s’offraient à 72,1% des exploitations agricoles familiales qui possédaient plus de 06ha, alors qu’en 1960, 71,6% des exploitations agricoles avaient moins de 06hectares !. Les freins à cette modernisation ne sont plus d’ordre foncier mais résidaient dans le marché des produits agricoles et celui des facteurs techniques de production qui furent durement affectés par les politiques de libéralisation imposées par les Programmes d’Ajustement Structurel des années 80 et 90. Cette évolution de l’appropriation foncière s’est produite sous le régime d’Abdou Diouf.
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