Pour commencer, peut-on savoir qui est Dr Abdou Karim Diaw?
Je suis arabisant, j’ai fait le cycle primaire à l’école arabe de Ndjiliwène (arrondissement Baba Garage) ; ensuite j’ai fait le collège franco-arabe Cheikh Mouhamadou Fadilou Mbacké, après un bref passage à Touba. Comme je n’avais pas la possibilité de continuer en arabe, j’ai viré vers le français et j’ai fait un bac C, puis une maîtrise en Mathématiques à l’Université de Dakar. Ensuite, je suis entré dans l’enseignement, comme professeur de mathématiques à Djibouti pendant 5 ans, dans le cadre de la coopération sénégalo-djiboutienne. Puis je suis allé en Malaisie pour faire un Postgraduate Diploma in Islamic Banking and finance (l’équivalent d’un DESS) à l’Université internationale islamique de Malaisie, puis un doctorat (Ph.D) au Centre international pour l’éducation en Finance islamique (International Centre for Education in Islamic Finance), une université exclusivement dédiée à la formation en finance islamique, créée par la banque Centrale malaisienne en 2006. Alhamdulillaah, je fus de la 1ère promotion et j’ai été le 1er étudiant à y soutenir une thèse et le 1er citoyen africain de l’UEMOA, titulaire de ce grade universitaire.
Actuellement, je suis à la tête d’un cabinet de consultance ACOFFIS (Al-Itqan Conseil et Formation en Finance Islamique), établi récemment avec quelques amis.
Il n’y en a pas d’autres qui ont fait une thèse en finance islamique ?
Il faut faire la différence entre une thèse en finance islamique et une thèse sur la finance islamique. Une thèse sur la finance islamique veut dire que vous faites Finance ou droit ou même sociologie et vous écrivez sur la finance islamique. Ce n’est pas la même chose qu’une thèse en finance islamique où vous faites tout un cursus menant au doctorat dans le système anglophone et je ne connais pas d’autre un Francophone qui a fait une thèse en finance islamique.
Faites-nous un bref état des lieux de la finance islamique.
La finance islamique est un compartiment de l’économie islamique. En termes de chiffres, elle pèse aujourd’hui plus de 1600 milliards de dollars, selon les données de Kuweit Finance Research. Dans cette industrie de la finance islamique, le secteur bancaire représente environ 83,2%, tandis que les Sukuk, les fonds d’investissement islamiques et l’assurance islamique représentent 11,4%, 4,6% et 0,8% respectivement. L’industrie a connu, ces dernières années un développement formidable. Ainsi de 2004 à 2011, le taux moyen de croissance annuel est de 38.5% pour secteur bancaire contre 44% pour le marché des Sukuk C’est le Moyen-Orient et l’Asie du Sud qui jouent les premiers rôles.
De plus en plus on assiste à l’établissement d’institutions internationales spécialisées pour accompagner l’évolution de la finance islamique. Du point de vue de la formation les programmes de finance islamiques sont dispensés un peu partout dans le monde. On en trouve dans des universités aussi prestigieuses que Harvard et Cambridge.
Alors, comment peut-on définir l’économie islamique ?
C’est une économie où la gestion des ressources disponible est faite conformément aux principes islamiques. Comment satisfaire les besoins économiques ? Comment allouer les ressources qui sont relativement rares ? Dans la conception islamique, deux problèmes se posent. Celui de la capacité à extraire ces ressources, les développer et les mettre à la disposition des hommes. Ensuite, il y a l’injustice de l’homme car il peut y en avoir suffisamment, mais par injustice, certains accaparent les ressources au détriment des autres. Ce qu’il faut combattre.
Et le business halal, c’est quoi ?
C’est aussi la même chose. En Islam, on a les concepts de halal et haram. Le haram, c’est un cercle rouge, très limité, des interdictions énumérées dans le Coran ou la Sounnah alors que le halal est vaste et on ne peut pas l’énumérer. Donc, tout ce qui n’est pas interdit est à priori halal. Donc, le business est halal jusqu’à preuve du contraire. Lors des récentes décennies, la problématique du halal a été soulevé particulièrement dans des pays occidentaux où il y a une minorité musulmane. Là, c’est un cas pour pouvoir manger de la viande halal et de manière générale, pour consommer du halal. Maintenant, les gens l’ont développé et c’est devenu un business. Il y a des enjeux financiers énormes mais nous, dans les pays à majorité musulmane, fondamentalement, on n’a pas ce problème. Cependant, si on inclut la dimension business, même l’industrie de la finance islamique devient alors un compartiment du Business halal avec tout ce que cela comporte comme enjeux.
Et la finance islamique ?
C’est la gestion de la finance suivant les principes de l’islam. Pour être plus terre -à-terre, on va dire que dans la société, on a des besoins financiers, d’épargne, de financement, d’investissement et d’assurance, tout ça, ce sont des besoins de la société. Comment les satisfaire ? On peut le faire par le mécanisme de l’intérêt, mais c’est interdit par la Charia. La finance islamique propose des alternatives pour satisfaire ces besoins financiers, conformément aux préceptes de l’Islam.
Le fait que la Charia soit la source de droit, n’est-ce pas un frein pour son développement en dehors de la Oummah ?
Pas nécessairement parce que la Charia, pour nous musulmans, est destinée à toute l’humanité. Pour la Charia, il y a des croyants et d’autres non, et tout doit se faire, de manière très pédagogique. Certaines choses, liées au dogme et aux ibadates (actes cultuels) sont réservées exclusivement aux musulmans. Il y a les akhlakh (la morale) qui concernent tout le monde, musulmans et non-musulmans. Il y a aussi les mou’amalate, ou relations interpersonnelles qui sont assez ouvertes. La Charia donne seulement des orientations générales et des principes qui visent à rendre ces relations équitables ; cependant, les détails de ces relations peuvent varier selon le temps et l’espace, tant que les principes sont respectés. Ainsi, la Charia ne vous oblige pas à ne faire du business qu’avec les musulmans. C’est ce qui explique que l’Islam s’est propagé à travers le commerce dans une bonne partie du monde. Par exemple, l’islam s’est introduit au Sénégal, en Malaisie et en Indonésie par le biais des commerçants musulmans.
Justement quels sont ces principes ?
D’abord, il faut noter que ce ne sont pas des principes énumérés dans le Coran ou la Sounna. Mais par un travail d’induction, on a tiré, à partir des textes, un ensemble de principes fondamentaux de la finance et de l’économie islamiques. C’est pourquoi, vous pouvez voir de petites divergences sur le nombre, soit 5 ou 6 ou même au-delà… Mais il y a au moins un consensus sur quelques principes à respecter. Le premier, c’est l’interdiction de l’intérêt, dans sa forme la plus actuelle. Il faut lever ici une équivoque : la Charia n’est pas opposée à la rémunération du capital ! C’est la manière de rémunérer qui pourrait poser problème. La Charia exige qu’il y ait une activité commerciale (vente ou location) qui accompagne l’activité de financement. Lorsqu’il y a un investissement, il faut que l’apporteur de capital accepte le principe de partage des profits et des pertes. Le 2ème principe, c’est le gharar et le maycir, en relation avec la transparence et l’équilibre dans les termes du contrat. Par gharar, on veut dire que les obligations et droits des deux parties doivent être équivalents. C’est pourquoi, on a interdit l’assurance commerciale classique parce que tout le monde paie une prime, mais il n’y a que quelques-uns qui recevront une contrepartie (dédommagement), les autres non. Le paiement de la prime est certain alors que le dédommagement est contingent à des évènements incertains. Alors, on dit qu’il n’y a pas d’équilibre. La Charia n’aime pas ces genres de procédés. La Charia refuse aussi ce qu’on appelle les transactions qui ont une structure de jeu à somme nulle. C’est-à-dire quand les deux parties ne peuvent pas gagner en même temps, il ne peut y avoir de transfert de richesses.
Le 3ème principe, c’est l’absence de haram, c’est-à-dire qu’il y a une liste d’exclusion. On ne peut pas financer certains secteurs comme les jeux de hasard, la pornographie et toute industrie dont les produits sont nuisibles à l’homme et à son environnement. Ici, la dimension éthique apparaît. Ce sont là, 3 principes pour lesquels, il y a un accord entre les érudits. Pour les autres principes positifs, on peut en énumérer le fait qu’il y ait un contrat ou un actif réel sous-jacent.
Aujourd’hui, les questions d’éthique, d’intégrité et de transparence sont au cœur de la finance classique, n’est-ce pas une victoire avant la lettre de la finance islamique ?
Tout à fait ! Même des chercheurs occidentaux l’ont reconnu. Comme expliqué tantôt, il y a la liste d’exclusion. On ne doit pas financer certains secteurs nuisibles à l’homme et son environnement. Il faut une absence de déséquilibre et d’incertitude sur les termes du contrat et plus de transparence et de justice dans la formulation des contrats et l’absence du mécanisme d’intérêt.
Pourquoi la finance islamique n’a pas été ébranlée quand il y a eu la grande crise financière de ces dernières années ?
Si vous vous rappelez, la crise a débuté au niveau des subprimes avec des clients à qui on a donné des prêts et qui n’ont pas été en mesure de rembourser. Les banques vendaient ces créances toxiques à des investisseurs qui les revendaient et ainsi de suite… Finalement, il y avait tellement d’incertitudes que lorsque les clients ont commencé à ne plus payer, ça a touché toute la chaîne. Cette titrisation des créances n’est pas acceptable par la Charia. C’est-à-dire, dès le 1ier niveau, la Charia bloque. C’est vrai, les banques islamiques n’étaient pas touchées dans la 1ière phase, quand c’était les marchés financiers et les banques. Mais la crise s’est, par la suite, propagée au niveau de l’économie réelle…et là, certaines banques islamiques étaient touchées.
L’harmonisation juridique constitue un frein dans des pays qui n’ont pas de législation adaptée. Que préconisez-vous pour une solution idoine ?
Il y a beaucoup de pays qui ont fait des efforts lorsqu’ils ont vu les opportunités économiques de la finance islamique. Récemment, le Premier ministre anglais a dit très clairement qu’il veut positionner Londres comme la future capitale de la finance islamique, en concurrence avec Kuala Lumpur ou Dubaï. Déjà, depuis 2004, ils ont permis à une banque islamique d’opérer et il y a des sukuks cotés à la Bourse de Londres.
Quels enseignements peut-on tirer de l’expérience de la City de Londres ?
Des enseignements multiples. Aujourd’hui, Paris cherche à rattraper Londres, mais c’est un peu trop tard. Londres est devenue le centre et toutes les banques islamiques veulent s’y implanter. Il y a beaucoup d’investissements et de programmes de formation en finance islamique et les musulmans y vont en masse. C’est un peu paradoxal, mais c’est la triste réalité…
En s’inspirant de l’exemple de Londres, que faire pour harmoniser les réglementations ?
Au niveau de l’UEMOA, en particulier au Sénégal, on commence à y réfléchir. Il y a un an et demi, un cabinet londonien (IFAAS) avait été commis par le Ministère de l’Economie et des Finances (MEF) pour étudier la réglementation au niveau des banques, de la micro finance, des assurances et des marchés financiers. Le cabinet a déposé son rapport et un atelier a été organisé pour exposer et partager leurs résultats. Il y a un an, la BCEAO a signé un accord-cadre avec la BID pour profiter d’une assistance technique pour promouvoir la finance islamique et la développer dans la zone UEMOA. Au Sénégal, le MEF, avec l’appui de la BID, est en train de promouvoir la finance islamique et il y a la perspective de création d’une institution de micro finance islamique ; il y a aussi un projet de loi sur le Waqf (fondation islamique) en gestation …
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