Il faut dire que le terme ribā a un double sens. Il recouvre à la fois l’usure au sens commun du terme, mais également le recours à toute forme de financement avec un taux d’intérêt prédéterminé et fixe, quel qu’il soit.
L’interdiction du ribā comme pratique usuraire est inscrite dans le Coran. Le ribā y est explicitement condamné aux chapitres 2 (sourate de la vache), 3 (sourate de la famille d’Imrān) et 30 (sourate des Romains). La prohibition du ribā, dans sa dimension d’intérêt, se retrouve dans certains hādīth, ou dires et actes attribués au Prophète Muhammad (PSL), les hādīth formant la Sunna ou tradition, cette dernière, constituant avec le Coran, la Shāriia ou loi islamique.
Selon un hadīth, fréquemment cité, le Prophète aurait en effet interdit l’échange en quantités inégales de l’or, de l’argent, du blé, de l’orge, des dattes et du sel («or pour or, argent pour argent, etc.»), ce qui a largement été interprété comme une interdiction du prêt à intérêt lui-même.
Comme on le voit, les fondements de la finance islamique ont des sources lointaines. A propos des raisons qui poussèrent le Prophète, au VIIème siècle de notre ère, à interdire le ribā, deux faits sont le plus souvent invoqués. Durant la période de sa vie passée à La Mecque, Muhammad (PSL) avait sans aucun doute été le témoin de pratiques usuraires de la part des commerçants de la localité.
Une pratique courante de la communauté mekkoise des affaires, lorsque l’emprunteur ou l’acheteur à crédit avait des difficultés à rembourser sa dette, était de doubler la période de maturité du capital échu, mais au prix du doublement du taux d’intérêt. Cette manière de faire reçut le nom de ribā al-jahīliya, ou ribā (de la période) de l’ignorance, en référence à l’époque anté-islamique. Le sentiment d’horreur du Prophète était si grand face à ce mode de rééchelonnement des dettes, qu’il en est fait expressément mention au verset 130 de la sourate, déjà citée, de la gent de Imrān : «Oh ! Ceux qui adhèrent (les croyants), ne vous nourrissez pas d’usure, du double chaque fois».
Durant des siècles, l’interdiction de l’usure et de l’intérêt, donc du ribā, a été le principe fondamental de la finance islamique et aucun mode de financement alternatif à proprement parler n’avait été proposé. Sans modes alternatifs, on ne pouvait évidemment pas parler de finance proprement dite.
La première «vraie» banque islamique, en 1963, en Egypte
Malgré ses racines lointaines, que nous venons d’évoquer plus haut, la finance islamique est cependant une finance jeune, une réalité en construction. En effet la première banque islamique, de dimension modeste, il faut le souligner, fut créée en Égypte, en 1963, dans la bourgade agricole de Mit Ghamr, située dans le delta du Nil, à l’instigation d’un économiste local du nom d’Ahmed al-Naggar, considéré comme le père de la finance islamique moderne. Il est aussi le fondateur et premier doyen de l’Institut de formation islamique, rattaché à l’Université d’Istanbul (IIBE). Cette initiative, comme celles qui suivront par la suite, s’inscrivait dans le paradigme de ce qui a été appelé la «théorie économique islamique».
Les historiens sont unanimes pour dire que la finance islamique, sous sa forme moderne, est née en Egypte avec la création de la Mit Ghamr Saving Bank. Elle est certes devenue une réalité depuis une trentaine d’années mais elle reste pour autant un modèle jeune, une réalité en devenir. Nous pouvons retenir les événements et dates ci-après comme étant ceux qui ont marqué le plus son évolution historique:
En 1963 : c’est la naissance des principes financiers islamiques en Egypte avec la création de la Mit Saving bank Ghamr. La même année en Malaisie, le Pilgrims Fund Board ou Lembaga Tabung Haji (LTH) fut créée. C’est un système d’épargne qui permet aux musulmans malaisiens désireux d’effectuer, plus tard, le pèlerinage à la Mecque, de mettre de côté les sommes nécessaires pour couvrir les frais de ce rite qui constituant le 5ème pilier de l’Islam. Les fonds ainsi collectés étaient, en retour, investis dans des secteurs productifs de l’économie.
En 1970, l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI) est créée et lance l’idée d’une banque islamique. L’idée sera concrétisée en 1975 avec la création de la Banque Islamique du Développement (BID), organisation multilatérale comprenant 56 pays membres. D’autres banques islamiques telles que la Dubaï Islamic Bank, la Kuwait Finance House et la Bahreïn Islamic Bank furent aussi créés.
Au cours des années 1979, 1981 et 1983 le Soudan, le Pakistan et l’Iran procédèrent à l’islamisation totale de leur système financier et la 1ère compagnie d’assurance islamique (Takaful) fut créée aux Emirats Arabes Unis ainsi que l’Institut de recherche et de formation de la BID (IRTI).
De 1980 à 1990, les institutions de finance islamique se sont multipliées dans les pays majoritairement musulmans : Arabie saoudite, Bahreïn, Bangladesh, Brunei, Égypte, Émirats Arabes Unis, Jordanie, Malaisie, Sénégal, Soudan et même en Turquie où l’attachement à la laïcité est bien connu. L’Irak et la Syrie, représentant les exceptions qui confirment la règle…
Ensuite, la sophistication de la finance islamique…
Entre 1990 et 2000, on assiste à la création d’outils et d’instruments assez sophistiqués tendant à «normaliser» la finance islamique comme une vraie finance. Ainsi fut créée en 1990, l’AAOIFI, une organisation internationale chargée d’élaborer des normes comptables, d’audit, de gouvernance, d’éthique et de conformité Charia pour l’industrie de la finance islamique. Le Dow Jones Market Index est lancé à Bahreïn en 1999. Il s’agit du 1er index destine aux investisseurs souhaitant faire des investissements en conformité avec la Charia. Et la Malaisie lança sa 1ère émission d’obligations islamiques (Sukuk) en 2000.
Depuis l’année 2000, avec le développement accéléré de la finance islamique et le lancement de produits nouveaux et un peu plus sophistiqués, l’IFSB a vu le jour en Malaisie. C’est une organisation internationale chargée de mettre en place des normes prudentielles applicables aux institutions de finance islamique. Le Centre International d’arbitrage a été mis sur pied en 2005 et l’année 2011 coïncide avec le lancement du Thomson Reuters Interbank Benchmark Rate, un indicateur solide du coût moyen prévisionnel des prêts sur le marché interbancaire islamique.
Enfin en 2012, l’Arabie Saoudite et la Turquie émettent leur 1er Sukuk, suivies par l’Afrique du Sud en 2013 et selon la «Global Islamic Finance Magazine», la Banque Mondiale ouvrira son 1er Centre sur la Finance Islamique à Bossa en Turquie (World Bank Global Islamic Finance Development Centre).
Ce bref rappel historique retrace, à souhait, toute la dynamique à travers le monde du processus de formation, de consolidation, d’internationalisation, de standardisation et de reconnaissance de l’industrie de la finance islamique.
Des produits et instruments très spécifiques
Le nombre de produits et instruments financiers islamiques a aussi beaucoup augmenté au cours des années. Pour l’essentiel, ces instruments financiers islamiques sont structurés en utilisant des combinaisons différentes des mécanismes propres à la finance islamique.
On distingue deux grandes familles de produits : les instruments participatifs (moudaraba, moucharaka) et les instruments de vente (mourabaha, ijara, salam, istisnaa)
Le principe fondamental de la finance islamique repose sur l’intervention directe de la Banque dans les transactions qu’elle finance. La rémunération qu’elle perçoit se justifie soit par sa qualité de copropriétaire aux résultats du projet financé (pertes ou profits) dans le cas d’une moudaraba ou d’une moucharaka. Soit par la prestation de commercialisation ou de location de biens qu’elle acquière préalablement, dans le cas d’une Mourabaha, d’un Ijâra (Leasing/ Location-vente), ou d’un Salam. Soit, enfin par la commande de fabrication / construction de biens ; meubles ou immeubles par ses soins ou par des tiers, dans le cas d’un Istisna.
Donc, la marge bancaire n’est considérée comme licite au regard de la Charia que lorsqu’elle est générée par l’une des activités suivantes : Vente, Location, Participation, Fabrication.
De manière générale, les produits et instruments financiers compatibles avec la Charia visent à offrir une alternative éthique viable aux outils de financement conventionnels. Cette compatibilité avec la Charia se vérifie à travers le respect des 6 principes fondamentaux suivants : l’interdiction du riba, le partage des pertes et profits, l’adossement à un actif tangible, la prohibition de l’aléa (Gharar) et de la spéculation (Maïsir), le filtrage éthique (Halal) des secteurs d’intervention et enfin la supervision des activités de la banque par un Conseil Religieux (Chari’a Board).
Une expansion très rapide de la finance islamique
Le secteur de la finance islamique s’est développé très rapidement ces dernières années. Le développement fulgurant de cette industrie, ainsi que l’influence qu’elle exerce sur le marché de la finance de façon générale, sont aujourd’hui largement reconnus.
Cet essor de la finance islamique a été favorisé par la globalisation de la finance avec, comme corollaire, la déréglementation, le renchérissement du prix du pétrole et enfin, la crise financière internationale.
Les banques et autres guichets islamiques sont maintenant présents dans une cinquantaine de pays au moins. La multiplication des institutions financières islamiques à travers le monde, ainsi que le nombre croissant d’établissements bancaires conventionnels, qui offrent aujourd’hui des solutions de financement Charia compatibles, le confirment.
L’industrie de la finance islamique évolue à un rythme de 15 à 20% par an et globalement, les actifs ont dépassé les 1 000 milliards de $US depuis 2010. Le marché des Sukuk est aujourd’hui estimé à 275 milliards $US avec la Malaisie comme principale émettrice.
A cause de ses modes d’intervention et des principes qui les gouvernent, donc le système islamique a été épargné par crise financière internationale de 2008. Ce qui a suscité forcément beaucoup d’intérêt au point que les grandes puissances occidentales cherchent à se positionner aujourd’hui pour devenir des pôles internationaux de la finance islamique. C’est l’ambition affichée de Londres. Paris, conscient du potentiel énorme du secteur, se réveille et essaie de combler son retard.
Devant cet engouement et cette effervescence universels, l’on est tenté de se demander quelle est la place de l’Afrique de l’Ouest, en particulier notre espace UEMOA dans cette industrie et quels en sont les enjeux et les perspectives ?
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