Darius Rochebin (D.R.): Il y a une incroyable curiosité autour de vous. Comment le vivez-vous?
Tidjane Thiam (T.T.): Certains jours plus difficilement que d’autres. De naturel, je suis plutôt timide, plutôt réservé, plutôt introverti. J’ai exercé des fonctions publiques. Donc j’ai dû apprendre, au fil des ans, à être à l’aise avec ça. Mais je crois qu’il y a une personnalisation excessive. Si j’ai accompli des choses dans ma carrière, je n’ai jamais rien accompli tout seul. On fait les choses en équipe, avec d’autres.
Je ne veux pas paraître hypocrite, mais je n’ai pas d’ambition personnelle
– D.R.: Vous avez connu plusieurs mondes. L’Afrique, les grandes écoles en France, la carrière anglo-saxonne, les fonctions ministérielles. Un géant de l’assurance, maintenant un géant de la banque. Ambitieux? Quoi d’autre?
– T.T.: Je ne veux pas paraître hypocrite, mais je n’ai pas d’ambition personnelle. J’aime réussir ensemble. J’aime bien les gens. J’aime bien rire. Je fais souvent de mauvaises plaisanteries. J’ai un caractère plutôt joyeux. Pour moi une journée sans rire est une journée perdue. Ce qu’il y a de commun dans toutes ces expériences, c’est que j’ai été dans des situations assez difficiles. Je n’ai jamais pris de job facile. Quand j’ai été nommé en Côte d’Ivoire, en 1994, mon premier job de directeur général, j’avais 31 ans. Et le ministre des Finances m’a dit: « On a oublié de te dire – et on était en avril – les salaires n’ont pas été payés depuis octobre. Donc les 4000 employés ne sont pas payés. » Il m’a dit: « Bonne chance! » (…)
– D.R.: La comparaison avec Obama, on la fait souvent. Vous avez le même âge à une année près. Il y a une génération Obama?
– T.T.: (…) J’ai eu la chance de rencontrer Obama en 2004-2005. J’étais dans la commission pour l’Afrique de Tony Blair.
– D.R.: Il vous fascine?
– T.T.: J’ai beaucoup de respect pour la fonction politique en général. J’ai souvent besoin d’expliquer à mes pairs, dans le secteur privé, que ce que font les dirigeants politiques est extrêmement difficile. J’ai eu une carrière politique brève et ratée, donc j’ai beaucoup d’humilité par rapport à eux. Etre président des Etats-Unis, c’est très difficile. Et à cause de sa couleur il a été confronté à une hostilité de certains segments de la société américaine. (…)
Je connais le rôle de Credit Suisse dans l’économie suisse et j’essaierai de ne pas décevoir
– D.R.: Il faut être encore meilleur pour y arriver?
– T.T.: Je peux répondre par une boutade. C’est Françoise Giroud qui a dit que l’égalité hommes-femmes serait établie le jour où une femme médiocre sera menée à une position de responsabilités. Je pourrais faire la même boutade pour toutes les minorités!
– D.R.: Votre destin ne s’est pas accompli complètement en France. Jean-Claude Trichet, en vous remettant la légion d’honneur, disait: « Vous êtes l’homme que la France peut regretter d’avoir laissé partir. » Aujourd’hui, c’est un accomplissement?
– T.T.: Je ne réfléchis pas dans ces termes-là. Moi, j’ai suivi des opportunités. Je suis en Suisse aujourd’hui. Je mesure le poids de la responsabilité qui est la mienne, je connais le rôle de Credit Suisse dans l’économie suisse et j’essaierai de ne pas décevoir.
– D.R.: Votre parcours, naissance en 1962 à Abidjan. Milieu favorisé, par plusieurs côtés. Comment vous décririez ce milieu d’origine?
– T.T.: Mon dieu! Vous m’obligez à réfléchir (rires). Ce sont des questions qu’on ne m’a jamais posées.
– D.R.: Tant mieux.
– T.T.: Tant mieux, absolument. (…) Mon père était très blessé. Heurté par certaines formes de discrimination dont il avait été victime. On a beaucoup réécrit l’histoire coloniale. On oublie que la loi Houphouët-Boigny, en 1945, c’est l’abolition du travail forcé! C’est quand même des réalités lourdes…
– D.R.: Votre mère était nièce de Houphouët-Boigny, figure africaine. Donc un milieu par certains côtés favorisé. Mais le poids colonial, vous l’avez senti néanmoins?
– T.T.: Mon père m’en parlait beaucoup. Il était très frustré de ne pas avoir pu faire les études qu’il pensait que ses capacités intellectuelles auraient pu lui permettre de faire. Il tenait vraiment à ce que ses enfants n’aient pas de complexes. (…) Il y avait un accent très fort mis sur la performance scolaire et le travail. On était sept enfants, quand même! Beaucoup de solidarité, mais aussi beaucoup de compétition.
Jusqu’à 6 ans, j’étais complètement illettré!
– D.R.: L’érudition, la brillance scolaire, c’est omniprésent dans votre parcours. Je vous ai entendu citer Platon! A quoi ça sert dans les affaires?
– T.T.: Je vais vous faire une confidence, ok? Jusqu’à 6 ans, j’étais complètement illettré! Je n’allais pas à l’école, parce que j’étais le plus jeune, et ma mère me demandait en général si je voulais aller à l’école ou pas. Et en général, la réponse était non. Mon frère est allé dénoncer mes parents! C’est une famille africaine… Il est allé voir le président et il lui a dit: « Voilà, nos parents vont produire un illettré. Le président Houphouët a convoqué mes parents. C’était d’ailleurs à Cologny! On est venu ici en Suisse. J’avais 6 ans, je m’en souviens comme si c’était hier. Il y avait une sorte de tribunal de famille, où il y a eu une mise en accusation: « Il faut qu’il aille à l’école. L’époque des princes africains illettrés et des rois fainéants, c’est fini! » A partir de là, je suis allé à l’école.
– D.R.: Et vous vous êtes rattrapé à l’extrême.
– T.T.: Voilà, exactement.
– D.R.: L’histoire, c’est important. On est dans un bâtiment qui date de la fin du XIXe. Il y a ce poids de l’histoire, Escher, la création de Credit Suisse. Cet héritage, c’est quoi?
– T.T.: C’est une vraie culture où on essaie de faire ce qu’il faut. Faire ce qu’il faut: bien traiter les clients, bien s’occuper des clients. Et assurer aussi la pérennité de l’entreprise, passer le bâton à la génération suivante. (…)
– D.R.: Un côté pragmatique? Il y avait chez Escher, chez les fondateurs, cette tradition de banquiers pragmatiques, très loin des montages, c’est important?
– T.T.: Oui, c’est important, ça fait partie de l’héritage, je pense aussi: beaucoup d’intégrité, beaucoup de principes.
– D.R.: Vous êtes de ceux qui ont prévu la crise de 2008, c’est très rare.
– T.T.: Ce serait présomptueux de dire ça. J’étais juste inquiet. Je ne savais pas ce qui se passerait mais j’ai un naturel prudent, et c’est pareil aujourd’hui. Je dis à beaucoup de gens: la dernière crise a eu lieu il y a sept ans. Combien de temps jusqu’à la prochaine? Moi, je crois beaucoup qu’il faut développer des stratégies qui marchent par tout temps, et pas seulement par beau temps.
– D.R.: Dans votre ancienne maison, Prudential, on a porté à votre crédit le fait que vous ayez fait des réserves très importantes. Cela en dit beaucoup sur votre philosophie des affaires?
– T.T.: En fait, j’avais refusé de distribuer ce qui était considéré comme un surplus. Je disais: il y a un parapluie. Ce n’est pas parce qu’il y a une sécheresse depuis quelques années qu’il ne pleuvra plus jamais!
– D.R.: La spéculation, ça fait partie de la vie et de la banque de toute éternité, mais on est allé dans un excès à une certaine époque?
TT- Oui, c’est incontestable. Je pense que c’était guidé par une espèce d’optimisme déraisonné où on pensait que les choses allaient continuer éternellement. (…)
– D.R.: L’excès de montage dans la banque est allé trop loin? L’excès de spéculation purement théorique?
– T.T.: J’ai un point de vue là-dessus. Beaucoup de mathématiciens, de polytechniciens, de scientifiques se sont retrouvés dans la finance. J’avais regardé les modèles, à l’époque où j’écrivais des programmes pour faire les prix des options et des produits dérivés. En fait, ce sont des modèles souvent tirés de la physique nucléaire. C’est très intéressant: les gens ont appliqué des modèles dont parfois ils ont ignoré certains fondements. Quand on construit une centrale nucléaire, on fait tous les calculs théoriques, mais on sait très bien que les équations qu’on utilise ne sont que des approximations. Donc, à la fin, quand il faut décider l’épaisseur du béton, on ne prend pas juste l’épaisseur que les équations donnent! Une des choses qui se sont passées pendant la crise, c’est que les gens ont utilisé des modèles à des moments où les conditions pour que ces modèles soient validés avaient disparu.
– D.R.: Pas assez de réserves, pas assez de prudence?
– T.T.: Oui. Beaucoup de ces choses ont été appliquées sans compréhension de ce qui se passe. Quand un marché s’arrête, toutes ces équations basées sur la continuité ne fonctionnent plus… Et à ce moment-là, il faut revenir au bon sens. Je pense que les régulateurs ont tiré les leçons de ça, parce qu’ils ont quand même, maintenant, adopté des règles beaucoup plus simples en faisant beaucoup plus de place au jugement. L’importance du jugement humain, c’est une des leçons qu’on peut tirer de la crise.
L’importance du jugement humain, c’est une des leçons qu’on peut tirer de la crise
– D.R.: Vous avez prononcé le mot bon sens… Quand vous parlez des affaires, le bon sens reste une valeur fondamentale?
– T.T: Toujours. C’est une des contributions de ma mère a la sagesse je pense universelle que je cite toujours. Elle disait: « Il y a une seule chose en ce bas monde qu’on ne peut pas vendre, c’est le bon sens. »
– D.R.: On évoquait votre carrière universitaire. Polytechnique. En France c’est un prestige inouï. Polytechnique, les Mines, vous étiez major de promotion. Il y a ce moment de grâce, quand vous descendez les Champs-Elysées en 1983, vous êtes en tête. Vous faites 1m93, donc vous êtes visible…
– T.T: C’est un souvenir très émouvant, toujours.
– D.R.: Vous pensez à quoi?
– T.T: Sujet difficile. A ma mère, qui n’est plus avec nous. Elle était très fière. Et mon père était très… C’est vraiment une préoccupation de colonisé. Il adorait raconter cette anecdote. Quand il est arrivé pour la première fois en France, en 1954, il a demandé au chauffeur de taxi de l’emmener à l’Ecole polytechnique. A l’époque, les polytechniciens montaient la garde devant l’école en uniforme. Il a dit: « Moi, je voudrais un enfant là, un jour! »
– D.R.: Vous êtes un patron. Qu’est-ce qui est facile, dire oui, dire non?
– T.T: J’ai quand même eu un des plus grands échecs de l’histoire des affaires. J’ai quand même essayé de faire une OPA pour 35 milliards (sur AIA, ndlr), qui s’est terminée. C’était une catastrophe. Un de mes investisseurs m’a dit: « Voilà, tu étais convaincu que c’était la chose à faire et donc tu l’as faite. » C’est la définition de mon job.
– D.R.: Là, vous avez connu les combats: défendre votre peau, l’assemblée houleuse. C’était des moments durs.
– T.T: Oui. Mais cette entreprise, aujourd’hui, vaut 80 milliards de dollars. Et j’avais acheté à 35! On dit dans mon pays: le mensonge court vite mais la vérité finit toujours par le rattraper. Je suis toujours focalisé sur le long terme. Dans la vie, il y a très peu de choses qui sont bénéfiques à court terme et bénéfiques à long terme. Très peu . La plupart des choses qui sont vraiment bénéfiques à long terme ont un coût à court terme. Et donc ça veut dire, souvent, une certaine impopularité à court terme. Mais ce qui compte, c’est le long terme.
Dans la vie, il y a très peu de choses qui sont bénéfiques à court terme et bénéfiques à long terme
– D.R.: Le temps vous a donné raison, mais sur le moment c’était un échec. Votre leçon de ça? Comment on survit à l’échec?
– T.T.: Sans paraître prétentieux mon personnage favori à l’époque était Galilée! J’étais assis là. Trois heures d’injures et d’invectives! Et je me disais: pourtant on avait raison. Et tout ceux qui avaient été impliqués dans cette aventure avec moi partageaient cette espèce de sentiment d’injustice extrême. Franchement, je pense qu’il y avait beaucoup de préjugés dans ce qui s’est passé. Je peux le dire: un actionnaire a dit à un journaliste: « Pour qui il se prend, ce nègre? Il pense qu’on va le laisser faire une OPA de 35 milliards de dollars? » … Ca, je l’ai vécu. Et c’était un actionnaire parmi mes « top ten ».
– D.R.: Dans le monde anglo-saxon, vous avez occupé une place importante. Vous avez été conseiller de Cameron. Ce monde vous a plu? Le goût des affaires, le vrai goût des affaires comme les Londoniens peuvent l’avoir, vous avez aimé ça!
– T.T: Oui, je crois beaucoup à la méritocratie. Plus un système se rapproche de ça, et plus j’y adhère. Je crois beaucoup à la compétition. Mettre les gens en compétition, c’est bénéfique. C’est une des clés de la réussite.
– D.R.: Quand je vous lis, j’ai l’impression que vous êtes vraiment un libéral au sens philosophique du terme: circulation des idées, compétition, c’est très fort chez vous.
– T.T: Oui, regardez le sport. (…) Si vous voulez une équipe capable de gagner toutes les compétitions vous n’allez pas dire: « Je vais recruter entre le point A et le point B, à 5 kilomètres. » Vous allez chercher les talents là où ils se trouvent, et je pense que ça s’applique à tous les domaines.
– D.R.: La Suisse vous plaira: sens de l’entreprise, terreau libéral éternel… Vous êtes de culture tellement française, mais la culture suisse vous attire?
– T.T: (…) La Suisse est un exemple. Beaucoup de pays aspirent à devenir « la Suisse » de la partie du monde où ils se trouvent! Quand un pays devient comme ça un exemple, c’est remarquable. Je suis très admiratif de la démocratie suisse. Le bon sens, les gens travaillent dur, les gens sont très amicaux. La chaleur de l’accueil que j’ai reçu ici, et le fait que Credit Suisse m’ait approché, je pense que ça exprime une certaine ouverture.
Je crois beaucoup à la méritocratie. Je crois beaucoup à la compétition
– D.R.: Klaus Schwab et le World Economic Forum, ça a beaucoup compté. C’était en Suisse. Une des tribunes qui vous ont fait connaître.
– T.T: Absolument. C’est ce que je dis quand on m’interroge sur la Suisse… Quand je suis sorti d’école et que j’avais McKinsey, l’autre offre que j’avais, je peux le dire, c’était Nestlé qui était venu me chercher et qui m’avait fait venir à Vevey. Donc mon histoire est jalonnée d’épisodes suisses. Ensuite, le WEF. J’étais sidéré. J’étais en Côte d’Ivoire, c’est eux qui m’ont contacté en me disant: « On va vous désigner ‘global leader for tomorrow’. » En 1997! Et Klaus Schwab a été un des premiers à m’écrire quand j’ai été nommé à la tête de Credit Suisse pour me féliciter.
– D.R.: L’adresse, ici, Paradeplatz. C’est une des plus chères du Monopoly.
– T.T: Je ne connais pas le Monopoly suisse, mais je vous crois sur parole.
– D.R.: En entrant ici, quel sentiment?
– T.T: C’est le poids de l’histoire. Le plus inédit, dans la situation où je suis aujourd’hui, c’est que j’ai passé toute ma carrière dans des positions où j’étais le challenger, ce qui est assez confortable. C’est la première fois que les attentes sont tellement élevées. (…)
– D.R.: Je vous entendais citer un proverbe baoulé.
– T.T: On a beau suivre un chemin accidenté, on sort quand même avec ses hanches droites. Ça veut dire: il faut être flexible, et adaptable, et ça n’empêche pas de rester fidèle à ses principes.
– D.R.: On s’adapte, mais on reste soi?
– T.T: Voilà, c’est la philosophie centrale des Baoulés, qui sont un peuple assez extraordinaire.
– D.R.: Bonne chance.
– T.T: J’en aurai besoin! Merci.
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