Quelle lecture faites-vous de l’épidémie de la Covid-19 au Sénégal et ses impacts sur les moyens de subsistance des populations ?
L’épidémie est survenue au moment où l’économie sénégalaise était sur une trajectoire de croissance. Depuis 2012 le taux de croissance du PIB a constamment évolué en hausse d’une année à la suivante ; c’est inédit. C’est la 1ère fois depuis 8 ans que cette logique sera stoppée ; et la covid-19 est responsable de ce coup d’arrêt brutal qui ramènera la croissance à son niveau d’avant 2011. Une partie du fruit de cette croissance était utilisée pour des politiques sociales de réduction des inégalités et exclusion sociales, et corriger les rigidités et iniquités dans le marché de l’emploi. Pour exemples, les bourses de solidarité familiale, la promotion de l’économie sociale et solidaire, les programmes d’emplois pour jeunes et femmes, etc. ont été les marqueurs des politiques depuis 2012. Les progrès étaient réels mais l’objectif était loin d’être atteint ; et voilà que ce virus est venu tout gâcher avec le risque que beaucoup de personnes et familles basculent à nouveau dans la pauvreté et l’extrême pauvreté. Les populations rurales sont les plus exposées car l’Agriculture, dont elles dépendent essentiellement pour se nourrir, s’employer et gagner de l’argent, est fragilisée par des conditions climatiques instables et des politiques publiques peu efficaces. En outre elles seront privées des transferts d’argent dont elles bénéficiaient de la part des migrants travaillant dans d’autres secteurs (urbains et pêche), également touchés par la crise.
Quelles peuvent être les conséquences de cette crise sur le pays et la population ?
L’Etat d’urgence et les mesures de prévention édictées ont quasiment mis l’économie à l’arrêt. Le commerce de rue qui est une niche pour les femmes et les jeunes est ralenti et les marchands qui en vivaient au jour le jour sont privés de revenus, bloqués à la maison et font face aux échéances des loyers qui sont exclus des mesures de gratuités du gouvernement.
Le secteur du transport subit des restrictions sévères avec l’interdiction du trafic inter-régional et la réduction des effectifs à bord des véhicules. Cela va occasionner des pertes colossales de recettes et d’emplois directs (chauffeurs, apprentis, coxeurs) et indirects (mécaniciens, gargotiers, etc.).
Le secteur touristique, parmi les cinq géants contributeurs au PIB, qui démarrait juste sa saison, est totalement à l’arrêt avec la fermeture des réceptifs hôteliers faute de réservations. Des milliers d’emplois directs et indirects sont en sursis avec des suspensions de postes et mises au chômage technique systématiques.
L’Agriculture est durement frappée par la mesure de fermeture immédiate des marchés et foirails ruraux qui paralyse toute l’économie en milieu rural. Ce sont des lieux de regroupements où les paysans réalisent des affaires, commercialisent leurs productions et s’approvisionnent en vivres, intrants agricoles et denrées de première nécessité. La filière anacarde, passée première économie de la Casamance, et dont l’essentiel (97%) de la production est exportée en Inde, est à terre faute d’acheteurs. Des milliers d’exploitations agricoles familiales de cette zone qui s’étaient reconverties dans cette filière en plein essor, sont dans une situation financière et alimentaire critique.
Vous avez publié récemment un livre intitulé « Réussir l’Agriculture sénégalaise », est-ce à dire que vous aviez vu venir la crise ?
Non du tout ! Cette crise a surpris tout le monde, moi compris. Toutefois le livre pointait du doigt l’extrême fragilité de l’appareil productif agricole national et les vulnérabilités cachées des systèmes alimentaires qui en découlent. Ces faiblesses masquées par le discours officiel d’une agriculture performante et émergente, sont aujourd’hui les comorbidités qui expliquent la faible résilience du secteur au choc de la crise de la Covid-19.
Selon vous, quelles sont les perspectives qu’ouvre cette crise sanitaire pour le développement agricole ?
Tout le monde dit que « rien ne sera plus comme avant covid-19 ». Je le souhaite, je veux bien le croire, mais je n’en suis pas sûr. Si cela devrait être le cas dans le secteur de l’agriculture, je rêve d’un changement dans trois directions :
a. Un développement agricole basé sur le développement des exploitations agricoles, et non sur l’augmentation des productions agricoles. Au-delà de compter chaque année les quantités récoltées, nos politiques devront rechercher les exploitations agricoles qui ont évolué d’une classe ou type à une autre et se déterminer en fonction de cette réalité mouvante. Cela implique de mettre en place un dispositif de suivi permanent des exploitations agricoles sur l’étendue du territoire pour disposer de statistiques crédibles.
b. Avoir un Plan Décennal de Développement Agricole (PDDA) pour chaque département et coordonner l’ensemble au niveau ministériel dans le cadre d’une politique agricole en responsabilisant pleinement les exécutifs territoriaux. Ceux-ci doivent disposer de l’administration locale pour agir sur les objectifs locaux.
c. Avoir des coopératives agricoles, possédées par les exploitations familiales, qui ont des capacités de stockage et conservation, de transformation primaire et de négociations collectives (ventes et achats en commun). Ces coopératives seront le fer de lance du consommer local en trouvant des débouchés courts à leurs produits transformés au goût des consommateurs ruraux et urbains.
Après la covid-19 le développement de l’agriculture devra reposer sur 3 piliers que sont i) l’Exploitation Agricole, ii) la Coopérative Agricole et iii) le Territoire. Tout le contraire de ce qui se fait où dominent l’Etat central (ministères et directions) et les Projets et Programmes à cycle court, ainsi qu’une faible implication des élus dans la gestion des décisions qui concernent leurs administrés et électeurs.
Cette pandémie va porter un nouveau coup dur à notre économie qu’on est déjà très nombreux à avoir constaté, mais aura un impact direct sur leurs revenus et le pouvoir d’achat. Comment voyez-vous l’après-Covid-19 ?
Cette pandémie est une crise et non une catastrophe, même si elle s’en approche par l’ampleur de ses dégâts humains. C’est dire que le renversement attendu de l’ordre mondial actuel dérivé de la seconde guerre (une catastrophe), est fort peu probable. Mais des changements profonds sont possibles si tout le monde s’y met. En commençant par pérenniser les attitudes positives notées chez les acteurs en réaction au contexte et à l’inattendu. Par exemple :
1) la coopération des acteurs politiques qui ont accepté le consensus et fait confiance au Chef de l’Etat pour organiser et gérer la stratégie de la riposte, a contribué aux résultats satisfaisants du Plan de contingence. Cette sérénité née de la confiance entre acteurs de la vie publique, devra à l’avenir prévaloir entre deux élections, afin de créer les conditions d’une croissance économique porteuse de progrès social. Il est essentiel, pour que notre économie émerge, qu’au lendemain de chaque élection, tout le pays accepte le verdict, s’aligne derrière le projet validé par les électeurs, et se remette au travail en attendant le prochain scrutin, sans même trop y penser. C’est une condition sine qua none de développement dans une société ouverte et démocratique.
2) des étudiants, encadrés par leurs professeurs dans nos universités, ont fabriqué des respirateurs artificiels pour sauver des malades graves, inventé des robots prestataires de services aux patients contagieux, produit des gels hydro-alcoolisés en grandes quantités pour les populations d’une région pour leur prévention individuelle et collective contre le Covid. Cette réaction spontanée a donné corps à la 3ème mission des universités qu’est le « Service à la Communauté », sans attendre des moyens budgétaires supplémentaires, comme c’était le cas depuis la promulgation de la loi en 2014. Cette mission qui est venue s’ajouter à l’Enseignement et la Recherche, oblige les universités, en tant que lieu de production et transmission de savoirs, à être au service des populations et des territoires polarisés, pour apporter des réponses innovantes aux questions qu’ils se posent, en appliquant les connaissances qu’elles enseignent. Si après Covid cette culture se consolide et s’étend aux autres structures de formation, c’est une nouvelle conscience éducative qui s’instaure au profit des communautés qui pourront enfin s’approprier l’école. Le modèle de l’école de médecine, où le Professeur applique à ses malades à l’hôpital ce qu’il enseigne à la faculté, et enseigne à ses étudiants ce qu’il apprend de ses malades à l’hôpital explique le succès populaire du corps médical dans la gestion de cette pandémie.
En somme, j’ai espoir que nous passerons cette tempête ravageuse de la Covid-19, avec des pertes limitées grâce au professionnalisme des soignants et à la gestion intelligente de la crise. Mais je m’interroge sur notre capacité collective à se remettre en question, et tirer les leçons de cette expérience pour affronter les prochaines crises. Avec la crise de l’ajustement structurel et la tragédie du Bateau Le Joola, on a déclamé des ruptures et des révolutions dans les mentalités et les comportements, mais on a pratiqué la continuité si ce n’est en pire. Tel est le réel défi lancé à la génération Covid !
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