Depuis longtemps, le budget du Sénégal est en majorité financé par les recettes fiscales. L’exploitation de ces hydrocarbures, selon les prévisions le plus optimistes, devrait encore beaucoup impacter sur le budget national. Puisque les projections de l’Etat, qui sont d’ailleurs alimentées par la Direction de la Prévision et des Études économiques (DPE), estiment que les revenus issus de ces ressources pourraient se chiffrer à 400 milliards voire 700 milliards.
Selon Elimane Haby Kane, president du Think tank Legs Africa, ces ressources naturelles peuvent constituer « une grande opportunité » pour la population sénégalaise. Mais il insiste sur des points sur lesquels le gouvernement du Sénégal doit s’appuyer pour que cela puisse être concrétisé. Il s’agit, pour lui, d’une bonne gouvernance avec la mise en place d’un cadre juridique et institutionnel rigoureux. Mais aussi faire face aux défis de ressources humaines qualifiées. « Pas seulement des géologues, mais une diversité de ressources, surtout sur les questions relatives au contrôle de l’information, de la production, des flux des revenus. Aussi le suivi des engagements contractuels de l’Etat avec les parties prenantes. Le contrôle et la condition de partages des productions, mais également des coûts », soutient Elimane Haby Kane.
Cependant, il reste pessimiste vis à vis du contrat de partage de la production que le gouvernement du Sénégal a signé. Il rappelle que le consortium qui exploite, et, dominé par une entreprise privée internationale, doit déjà couvrir jusqu’à un certain niveau de 75%. Cela couvre tous les coûts qui ont été engagés depuis le début, avant maintenant de passer au partage des revenus. De ce fait, Elimane Haby Kane prévient sur certaines pratiques de ces entreprises-là « qui font que souvent ces coûts sont gonflés au point qu’il ne restera pas grand-chose à partager. Donc si l’État n’a pas les moyens de contrôler, il va perdre, avant même d’être sur la table de partage de la production et des revenus », fait-il savoir.
« Il faut une redistribution transparente des recettes »
Le 21 décembre passé, le gouvernement du Sénégal a organisé la réunion du conseil présidentiel axée sur la répartition des recettes issues de l’exploitation des hydrocarbures. Lors de cette rencontre, il a été décidé que 90% des recettes seront injectées dans le budget général de l’Etat. Elimane Haby Kane et Mame Mor Sène, enseignant chercheur à l’institut politiques publiques de l’université cheikh Anta Diop, saluent ces mesures. Pour eux, cela va permettre à l’état de contribuer davantage au financement du développement local, et aussi de renforcer sa capacité à mieux faire face à ses obligations régaliennes
Par ailleurs, Mame Mor Sène rappelle que le Sénégal a toujours connu une économie désarticulée. Ce qui fait, explique-t-il, lorsque l’on parle d’augmentation du taux de croissance, seule une petite minorité le sent. Il est temps, dit-il, de corriger cet état de fait et faire en sorte que « les recettes issues de l’exploitation du pétrole puissent être réinvesties dans des secteurs sensibles où il y a la masse. Mais si on oriente cette recette au profit d’autres secteurs où la masse dans l’économie informelle n’a pas accès, c’est un groupe aisé qui va en profiter », explique-t-il.
Elimane Haby Kane, de son côté, fait savoir que l’existence et l’exploitation des hydrocarbures dans un pays ne signifie pas la fin la pauvreté. En plus, à son avis, au Sénégal, il n’est pas encore fait un travail « sérieux » pour que la population défavorisée puisse être touchée par les bienfaits de ces ressources. L’État, explique-t-il, a privilégié des textes et lois sur le contenu local qui « ne sont pas suffisants » ; « l’évaluation du contenu local dans le secteur a montré que la proportion à laquelle les acteurs économiques locaux peuvent vraiment prétendre sont très minimes. Cette proportion n’est pas dans l’industrie de la production, qui se fait avec une haute technologie qui n’existe pas au Sénégal. Elle n’est pas, non plus, dans le transport qui se fait également avec de gros moyens et une certaine technologie que les acteurs locaux n’ont forcément pas », analyse-t-il.
Au regard tout ça, le president du Think tank Legs Africa n’exclus pas le fait que le pétrole et le gaz, au lieu d’être une aubaine, ne deviennent un malheur. Il rappelle à cet effet que partout dans le monde où ces ressources existent, il y a la cherté de la vie, parce que « des spéculations se font ». Ainsi, prévient-il, Il faut s’attendre, à ce que l’économie sénégalaise se transforme en une structure inégalitaire. Ce qui fera, ajoute-t-il, qu’une minorité va davantage profiter de cette nouvelle économie qui arrive. « Ceux qui ont les moyens se positionnent dans la chaîne de valeur. Souvent c’est un partenariat entre une grande partie de l’entreprise étrangère et quelques entreprises locales, mais surtout des acteurs intermédiaires et aussi des acteurs de l’administration publique qui seront donc atteints par des pratiques de corruption. Donc ça va créer une élite enrichie contre une grande partie de la population qui ne va pas jouir de ces retombées », fait savoir Elimane Haby Kane.
Par ailleurs, pour que ces ressources soient profitables à toutes les couches de la population, Mame Mor Sène pense que l’idéal sera de booster le secteur industriel avec les recettes générées par ces ressources. « Avec cette exploitation, on peut accompagner le secteur privé à réorienter ses investissements vers le secteur industriel, afin que ce dernier puisse booster la création d’emplois », suggère-il, tout en rappelant que le pays fait des investissements, mais l’argent qui permet de le faire est « source d’endettement.»
Par contre, estime Elimane Haby Kane, si l’on se limite seulement au secteur de production du pétrole, cela ne peut être pourvoyeur d’emplois au Sénégal. De ce fait, il suggère la création des métiers de tout ce qui peut être dérivé des produits pétroliers et gaziers. « Cela veut dire, qu’il ne faille pas seulement former un métier, mais avoir une politique qui développe toute une industrie de l’économie basé sur le pétrole et le gaz. Ce serait intéressant d’abord d’avoir une politique claire de redistribution de la production vers des circuits d’industrialisation de notre économie, et surtout former des profils techniques qui seront très pointus et très compétents pour insérer là-bas de la main-d’œuvre », soutient-il. A défaut de cette formation, qui doit être élargie, l’économiste voit plutôt la création d’emplois au niveau des fournitures de petits services au niveau local. Il soutient que le secteur du pétrole, se limitant uniquement à la production et à la commercialisation directe de ces hydrocarbures, ne peut pas créer beaucoup d’emplois.
L’avenir du marché de pétrole
Un autre élément du contexte qui semble être important pour Elimane Haby Kane, c’est la transition énergétique. Dans ce contexte-là, les pays consommateurs de gaz et de pétrole, sont en train de développer de nouvelles stratégies vers les énergies renouvelables. « Les grandes entreprises qui exploitent ces ressources, elles-mêmes, sont en train de développer des nouvelles stratégies pour aller vers les énergies renouvelables », informe-t-il. Et le fait que lors de la Cop21 jusqu’à la Cop26, les dirigeants réitèrent la nécessité d’aller vers la transition énergétique, le president du Think tank Legs Africa ne voit pas cela comme un bon présage pour l’exploitation de l’or noir. « La transition énergétique à travers le monde, va forcément influencer le marché des hydrocarbures et jouer sur la fluctuation des prix. D’ici là, rien ne nous dit comment le marché va se comporter. Et les tendances montrent qu’il y aura moins de demandes et cela aura un impact sur les prix », dit-il.
Ces hydrocarbures suscitent beaucoup d’attention
Les externalités négatives de l’économie du pétrole et gaz sur les autres moyens d’existences, à savoir la pêche, l’agriculture et l’élevage doit être aussi convoquées, selon Mame Mor Sène. L’exploitation du pétrole se faisant par ailleurs en offshore n’est pas sans impact sur les espèces marines, explique-t-il, et « pourrait impacter négativement des secteurs comme l’agriculture et l’élevage. »
Et vu que ces hydrocarbures suscitent beaucoup d’attention du côté de l’Etat et de la population, l’enseignant chercheur à l’institut des politiques publiques de l’Ucad pense qu’il temps que le gouvernement du Sénégal améliore sa communication autour de l’exploitation du pétrole et du gaz. « Le pétrole ne vient pas pour régler tout dans l’immédiat. Il faut tirer les leçons de l’exploitation du pétrole ailleurs. Chaque fois elle est accompagnée par ce qu’on appelle la malédiction du pétrole », rappelle-t-il.
A rappeler qu’au Sénégal, trois importantes découvertes en hydrocarbures ont été faites. Il s’agit, en 2014, du champ pétrolier de Sangomar, avec des ressources estimées à 630 millions de barils, en 2015 du champ gazier de Grand Tortue Ahmeyim (GTA), avec des réserves estimées à plus de 500 milliards de m3 de gaz naturel. Et des champs Terranga et Yakaar découverts en 2016 et 2017, avec des réserves estimées à 850 milliards de m3 de gaz.
———————
Encadré :
Babacar Cissé, directeur de la Dette publique :
« Assainir le climat politique autour des ressources naturelles »
Le début de la production commerciale du pétrole brut au Sénégal est prévu en 2023. Une perspective qui suscite un réel espoir pour la création de richesses dans le pays. Et aussi, à l’origine des vifs débats autour de la transparence dans la gouvernance du pétrole et du gaz.
« L’adoption d’appels d’offres pour l’attribution des blocs et l’adhésion du Sénégal à l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives (ITIE) constituent des avancées notables » affirme M Babacar Cissé, directeur de la Dette publique.
Il intervenait lors d’un panel sur comment ‘’Accroitre la contribution des hydrocarbures à la croissance économique : défi et perspectives’’, tenu dans le cadre de la 4e édition des Rencontres du marché des titres publics (REMTP)
Cependant, Cissé précise que des mesures garantissant la transparence à tous les niveaux, bannissant les conflits d’intérêts et garantissant le fonctionnement indépendant de la justice qui devra trancher les litiges de tous ordres, sont plus que jamais nécessaires afin d’assainir le climat politique et médiatique autour de ces ressources naturelles nationales.
« Le défi de la gouvernance et de la transparence est à aborder en articulation avec une amélioration continue de l’environnement institutionnel et règlementaire » a-t-il ajouté
Dans la perspective du début de la production commerciale du pétrole brut, le taux de croissance réel du produit intérieur brut (PIB) du Sénégal devrait s’accélérer à partir de 2021, en passant de 4,7 à 5,5 % en 2022, avant d’atteindre 10,8 % en 2023, selon les prévisions gouvernementales.
« Pour maximiser les ressources tirées de l’exploitation du pétrole et du gaz, aussi bien pour l’État que pour le secteur privé, à travers le contenu local, le Sénégal devra se renforcer de manière significative sur le plan des ressources humaines »,
A cet effet, il est d’avis qu’il faut dès à présent penser procéder à un recensement exhaustif de l’expertise sénégalaise à l’étranger aussi bien par l’État que par les entreprises privées dans le but de mieux contribuer à développer le contenu local.
Le directeur de la Dette publique pense que l’offre publique et privée de formation pourrait aider à relever le défi des ressources humaines à travers la mutualisation des moyens pédagogiques et matériels, le partenariat avec les universités et instituts réputés dans l’industrie pétrolière.
Par Ibrahima Minthe
Discussion à ce sujet post