Est-ce bien raisonnable de parler de devenirs, de créativité et d’innovations, de vouloir briser les tabous et balayer les stéréotypes à partir d’une ville dont certains disent que la nostalgie est son seul fonds de commerce, qu’elle vit sur son passé au risque de se perdre et que son prestige évanoui pèse trop lourdement sur la mémoire de ses habitants ?
N’est-il pas utopique et illusoire de prêcher la solidarité entre tous les citoyens du monde, l’humilité, le renoncement, la reconnaissance de nos limites, de nous demander de nous libérer des artifices de l’ego, de plaider pour la nécessité de préserver l’équilibre entre les avancées technologiques indispensables, d’une part, le bien être des hommes et le respect de l’univers, animal ou végétal d’autre part, depuis une ville presque condamnée, ou en tout cas dont la survie est menacée, une cité victime de l’ignorance de cette règle qui vit sous une épée de Damoclès parce que ceux qui la gouvernent ont forgé une folle entreprise dont la vaine ambition était d’imposer sans ménagement leur loi à un fleuve qui a toujours choisi le lieu de sa rencontre avec la mer ?
C’est déjà un défi que d’avoir choisi Saint-Louis, « la belle endormie », pour abriter ce forum, en lieu et place de la capitale que l’on devrait désormais appeler « Dakar-Diamnadio ». Pourtant, lorsqu’on s’imprègne de la philosophie qui le porte, on réalise que nul autre endroit n’était mieux indiqué pour affirmer, selon le mot de Césaire, que « le temps de nous-mêmes » est arrivé et pour jeter les bases d’un monde qui n’est pas celui qu’on nous impose mais celui qui est conforme à nos choix.
Parce que ce forum est un OVNI et que Saint-Louis, ou plutôt Ndar, relève de par sa légende, de l’ordre du dépassement, du mystique et du transrationnel. Son génie protecteur Mame Coumba Bang, n’a-t-il pas donné à ses descendants le privilège de réussir là où échouent les génies modernes que sont les sapeurs pompiers : sortir le noyé du fond des eaux qui l’ont englouti ?
Parce que ce forum est une incroyable convergence de talents et que Saint-Louis a toujours été un lieu de rencontres. Elle a été la porte par laquelle les peuples venus du Nord sont entrés, brutalement, en contact avec les populations sub-sahariennes, le terrain où Africains blancs et noirs ont appris à gouverner ensemble. Elle a été surtout le lieu de brassage, le laboratoire où s’est forgée la nation sénégalaise. A deux ans d’intervalle à peine (septembre 1895-janvier 1899), faillirent s’y croiser deux éminentes figures de la résistance contre l’oppression coloniale. Imaginons ce qu’aurait pu être le dialogue entre Samory Touré et Cheikh Ahmadou Bamba, le politique qui terminait un long et poignant engagement, et le mystique, à l’aube de sa légende et qui, tous deux combattaient le même adversaire avec des armes différentes. Peut-être nous auraient-ils appris comment vaincre sans être le plus fort.
Parce que ce forum est un challenge et que Saint-Louis, et surtout les Saint-Louisiens, ont, à de multiples reprises, surpris leur monde et déjoué tous les pronostics. Ils ont survécu aux colères de l’océan et imposé au colonisateur leur langue et leurs traditions. Souvenons de ce jour, ce 24 septembre 1922, où un parfait inconnu sur lequel aucun bookmaker n’aurait parié un centime, qui n’était encore que Mbarick Fall et ne portait pas le surnom de Battling Siki, fit tomber par un uppercut droit et devant 40.000 spectateurs médusés, Georges Carpentier, l’idole des Français, et par la même occasion, fit tomber ses titres de champion mi-lourds de France, d’Europe et du monde. Cela rappelle étrangement, quatre vingts ans plus tard, aux championnats du monde de football, la victoire de l’équipe du Sénégal, menée par un autre étincelant saint-louisien, face à l’équipe de France, elle–même championne d’Europe et du monde.
Ce forum, c’est peut-être la réalisation du rêve de Mamadou Dia qui, la mort dans l’âme, ôta à Saint-Louis son dernier titre officiel, mais avec l’ambition de faire de la ville la conscience du Sénégal et la colonne vertébrale de son développement et de celui de la sous-région.
C’est la concrétisation de l’injonction que nous adressait Mongo Betti, qui au comble du désespoir nous criait : « Africains si vous parliez ! ». Parler, ne serait-ce que pour ne pas laisser le champ libre à ceux que Betti appelait « les Bob Denard de la rotative » et à ceux qui prétendent que l’Afrique n’a ni passé ni avenir.
C’est enfin, paraphrasant cette fois De Gaulle, « les Africains parlent aux Africains ». Ils se parlent et ce faisant, ils parlent au monde. Mais cette grande palabre n’a de sens que si elle vise à élever l’homme, si elle est pour chacun l’occasion d’effectuer un travail sur soi-même…
Hier, nous nous croyions intelligents et voulions changer le monde, aujourd’hui nous aspirons à être sages et cherchons à nous changer nous-mêmes !
Par FADEL DIA