Contribution de l’économiste Moubarack Lo sur les relations entre le Sénégal et le Maroc.
La co-émergence peut être définie comme le processus par lequel deux ou plusieurs pays décident de mettre en valeur les liens qui les unissent (notamment historiques, géographiques ou amicaux), de combiner leurs forces et atouts respectifs, puis développent et mettent en œuvre, ensemble et de manière équilibrée, des stratégies communes, en vue de réussir leur objectif partagé d’émergence.
Un exposé, lors d’un Colloque international, organisé en 2015, au Maroc, par le CERAB (Centre d’Etudes et de Recherches Aziz Belal) et l’Union Marocaine des Travailleurs, m’a permis d’explorer la possibilité de promouvoir une co-émergence entre le Maroc et le Sénégal.
On peut citer comme exemples dans ce domaine, les « Growth Triangles » en Asie du Sud-Est (Malaisie, Singapour, Indonésie). Mais, dans ces cas-ci, un partenariat est limité au niveau des territoires frontaliers.
La Banque Asiatique de Développement (Staff Paper n°54, Février 1994), en étudiant les « Growth Triangles », a relevé certains facteurs de base qui conditionnent leur succès : (i) complémentarité économique entre les pays qui les initient ; (ii) proximité géographique ; (iii) engagement politique et coordination des politiques ; (iv) développement des infrastructures.
Ces mêmes facteurs peuvent être appliqués à la Co-émergence.
Justification et pertinence d’une perspective de co-émergence entre le Maroc et le Sénégal
Des liens historiques, fraternels, religieux et politiques très étroits lient le Maroc et le Sénégal. Ceci date de l’époque des « Almoravides , conduits par Yahya Ibn Oumar et Abdoullah Ibn Yassin, puis par Abou Bakr Ibn Oumar, qui ont séjourné sur les bordures du fleuve Sénégal (île de Tidra, Ndar, Saint Louis actuelle), avant de conquérir Marrakech et le Maroc.
Ces liens ont été, sans discontinuer, partagés par les leaders successifs (depuis Sa Majesté Mohamed V et le Président Léopold Sédar Senghor) et les peuples respectifs des deux pays.
La Co-émergence constitue ainsi une perspective digne de la hauteur de la volonté commune, perpétuellement exprimée, d’approfondir les relations entre les deux pays et de développer les relations économiques.
Faisabilité technique
La faisabilité technique de la co-émergence entre le Sénégal et le Maroc peut être analysée en se fondant sur la grille proposée par la Banque Asiatique de Développement concernant les « triangles de croissance ».
En termes de proximité géographique, la distance entre les deux pays est faible ; elle fait un peu plus de 700 kms, ce qui est correspond environ à celle qui sépare Dakar et Kédougou au Sénégal. La volonté politique est également très élevée des deux côtés. En outre, le réseau d’infrastructures est relativement développé entre le Maroc et le Sénégal. Il existe une ligne aérienne active (trois vols par jour de la RAM) et une route de qualité entre Tanger et Dakar (sauf sur quelques portions). Un projet d’interconnexion électrique est également à l’étude. En revanche, il manque une ligne maritime régulière entre les deux pays (vieux projet qui tarde toujours à se faire).
Concernant la complémentarité économique, les échanges commerciaux sont déjà assez élevés dans le sens Maroc vers le Sénégal (qui est la première destination des exportations du Maroc vers l’Afrique subsaharienne), et au-dessous de leur potentiel (y compris pour le Sénégal qui pourrait vendre davantage au Maroc). Le Maroc exporte essentiellement des produits manufacturés (produits énergétiques, fils et câbles électriques, produits alimentaires, médicaments et articles de confection) et des agrumes, tandis que le Sénégal exporte au Maroc du coton et des produits alimentaires.
Par ailleurs, les investissements marocains au Sénégal sont parmi les plus dynamiques (banques, assurances, services d’infrastructures et d’énergie, BTP, Pharmacie, etc.).
Enfin, les deux pays peuvent tirer profit de l’ouverture du Maroc vers les pays arabes et vers la Méditerranée, et du Sénégal vers l’Afrique de l’Ouest et vers le reste de l’Afrique.
Concernant la coordination des politiques, une contrainte forte est posée par l’appartenance du Sénégal à l’UEMOA et à la CEDEAO, et du Maroc à l’Union du Maghreb ; ce qui rend impossible la mise en place d’une politique commerciale extérieure ou d’une politique monétaire et budgétaire commune. Une solution envisageable consisterait à accélérer la mise en place d’une Zone de Libre Echange entre le Maroc et la CEDEAO (le contexte est devenu plus favorable avec la signature des APE) et de bâtir ainsi progressivement une Co-émergence entre le Maroc et la CEDEAO ; le Sénégal jouant un rôle de facilitateur. Concernant les politiques sectorielles, aucun obstacle ne s’oppose au développement de partenariats avancés entre le Maroc et le Sénégal.
Contenu potentiel du projet de Co-émergence entre le Maroc et le Sénégal au niveau sectoriel
Dans le domaine de l’agriculture et de l’agro-industrie, les deux pays pourraient jumeler l’expérience marocaine et la disponibilité de terres et d’eau au Sénégal pour promouvoir les investissements agricoles. Des joint-ventures peuvent être développés également dans le domaine du cuir et des peaux. Au niveau de la pêche, le Sénégal pourrait attirer sur son sol des investissements marocains dans le secteur de la transformation.
Au niveau industriel, il existe une possibilité d’envisager un modèle du type « vol des oies sauvages » (développé par le Japonais Kaname Akamatsu). Le Maroc pourrait ainsi déplacer vers le Sénégal certaines industries menacées de perte de compétitivité.
Dans le domaine portuaire, les deux pays peuvent utiliser les ports de Tanger et de Dakar comme des ports d’éclatement et de transbordement pour chacun d’entre eux, et créer une ligne maritime régulière entre Dakar et Casablanca.
Dans le domaine aéronautique : il faudrait augmenter les fréquences des vols, en jouant sur la baisse des coûts, et développer le transport aéronautique intérieur au Sénégal, en coopération avec la RAM.
Au niveau des TIC, des opportunités existent pour le développement des plateformes communes de téléservices (en trois langues : arabe, français, anglais).
Dans le domaine de l’ingénierie et des BTP, les deux pays pourraient mettre en place un partenariat stratégique entre les groupes marocains et sénégalais pour travailler ensemble sur les marchés de la CEDEAO.
Au niveau de l’enseignement supérieur, le Maroc et le Sénégal peuvent développer ensemble des centres de formation sur le continent africain. Il faudrait également attirer davantage d’étudiants du Sénégal au Maroc et du Maroc au Sénégal, à travers une meilleure publicité sur les offres disponibles.
Au niveau de la santé, il conviendrait de mettre en place des cliniques d’excellence animées par des médecins des deux pays (dont beaucoup ont étudié ensemble).
Dans le domaine de la Recherche/Développement, il est possible de mettre en place des équipes conjointes sur des thématiques ciblées et les soutenir par des financements des deux Etats et la valorisation commune des découvertes.
Dans le domaine de la Gestion des Ressources humaines, les deux pays gagneraient à partager les besoins en compétences et à rechercher le cas échéant les experts souhaités par l’un des deux pays dans l’autre.
Modalités pratiques de mise en œuvre du projet de co-émergence entre le Maroc et le Sénégal
Le cadre juridique de coopération existant entre les deux pays permet de mettre en œuvre la plupart des axes déclinés ci-dessus.
Afin de créer une nouvelle impulsion, le Maroc et le Sénégal pourraient négocier et signer un Protocole de Co-émergence, l’un des premiers du genre dans le monde, et instituer une Alliance Maroc-Sénégal, dans le cadre plus général du Partenariat stratégique à établir entre le Maroc et la CEDEAO. Sa mise en œuvre serait coordonnée par une Agence de Développement Maroc-Sénégal animée par des cadres des deux pays et financée à parts égales par les deux parties.
Une Conférence annuelle de l’Alliance Maroc-Sénégal réunirait les Chefs de Gouvernement des deux pays, alternativement, à Rabat et à Dakar, et une Réunion ministérielle se tiendrait une fois par semestre, sous la houlette des ministres des affaires étrangères, en présence de quelques membres des deux gouvernements et de représentants du secteur privé des deux pays.
Une Plateforme de Recherche et de Veille Stratégique sur les relations Maroc-Afrique de l’Ouest pourrait également être mise sur pied, avec le soutien du Maroc et du Sénégal dans un premier temps. La mise en place récente d’un Groupe d’impulsion économique, entre les deux pays, constitue un pas dans cette direction.
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