Quant à mes mots, ils sont inépuisables, désorganisés. Néanmoins, j’ai la délicate mission d’ouvrir les
premières pages de cette édition qui résume une vie aussi bien fournie qui ne saurait se tenir dans un livre volumineux.
Ce sera donc, Dame le journaliste passionné d’économie, le bon mari et papa et enfin, le pieux. Voici Baye, comme j’aimais l’appeler affectueusement, en trois temps : la profession, la famille et la conviction religieuse.
REUSSIR
Nous avons partagé les soucis et les travaux quotidiens. Avec toi, nous avons partagé tant de projets et nourri tant d’espoirs. Et voilà aux moments du couronnement, tu nous quittes.
Mais, sur le long chemin de cette horrible maladie qui t’a conduit vers l’Au-delà, l’Éternel et l’Infini, tu as laissé une fleur qui ne s’est pas fanée, malgré les péripéties d’un parcours tumultueux.
Tu en pris soin jusqu’à tes dernières heures. De ton lit d’hôpital où tu attendais le moment décisif et
incontournable, ce joyau était au centre de tes préoccupations.
Dans ta main gauche frêle, le seul sens docile qui acceptait de se faire commander par ton cerveau à part tes yeux qui t’ont resté fidèles, tu contemplas longuement le dernier numéro de Réussir et tes derniers
mots furent : « Khady, Réussir, prends en soin, c’est le symbole de ma réussite et le seul bien qui m’est cher à transmettre. »
Des moments intenses qui m’avaient plongé dans les souvenirs d’un passé que j’aimerais encore réinventer.
La naissance de ma seconde fille avait coïncidé avec la célébration du centième numéro du Magazine de référence et source d’inspiration pour la presse économique. Un exploit pour ce journaliste qui avait su
frayer le chemin pour la presse spécialisée.
Ton discours s’articula autour de nombreux projets en perspectives. Hélas, la maladie avait décidé de s’en mêler pour dire : C’était trop bon pour durer. Rongé à petit feu par cette chose tenace en toi, tu avais fini par te retirer du comité de la rédaction. Malgré tout, tu étais l’absent le plus présent. Tes idées lumineuses continuaient d’alimenter le magazine.
De la France où tu t’étais établi pour vaincre ta maladie, tu ne manquais guère aux heures de brainstorming, via
les plateformes digitales pour évaluer mes journées de travail.
De ta manière sage de s’adresser aux autres qui t’avait valu le pseudonyme de Serigne-Bi, tu me disais à travers ces paroles : « Sokhna ci, réveille-toi et donne à Dieu ce qui Lui revient de droit. »
S’ensuit : « C’est quoi ton agenda aujourd’hui ? »
En ce moment-là, le seul agenda qui valait, c’était ta guérison, quel que soit le prix à payer.
Aujourd’hui, le challenge est de maintenir le flambeau et de continuer d’en faire un magazine de renommée qui va poursuive son ascension en s’inspirant des valeurs humaines que tu ne cessais de répandre autour de toi.
« Khady, la mort n’est pas une fin en soi, mais le début d’une autre vie »…
J’ai accepté de développer tous les sujets avec toi, sauf celui de la mort. Comment discuter de la mort avec quelqu’un pour qui sa vie importe plus que la nôtre ? « Tu vas nulle part, tu resteras jusqu’à la fin », c’était ma réponse de tous les jours. Pourtant, la fin était très proche.
J’avais décidé enfin de t’écouter. Et d’outre-tombe, tu organisas tes obsèques pour me dispenser de tout devoir écrasant. Tu parlais du moment décisif, de l’heure et comment tu souhaitais vivre tes derniers moments. Tout
mon corps fut gagné par des frissons.
Enfin, ton amie Evelyne Tall t’extirpa de cet état abstrait difficile à saisir. Cet état entre le visible et l’invisible.
Bref parlons de ce moment que tu as passé avec cette amie de toujours, avec qui, tu as eu la dernière conversation professionnelle.
Tu parlas tellement que j’eus fini par y croire à nouveau.
Un espoir qui ne dura pas le temps d’une chandelle, car ce fut le début de la fin.
Baye, si toutes les vies humaines sont d’égale dignité, elles ne sont point d’égal impact. Ton fort a été de façonner des hommes et de leur donner le meilleur de toi. Je n’en suis pas la seule, sinon l’illustration parfaite.
Baye ! Notre rencontre n’a jamais été le fait d’un hasard. Tu guidas mes pas dans les sciences économiques et financières en m’assurant que j’avais déjà la matière. Et qui saurait le prédire ? Je suis devenue, des années plus tard, ton épouse et ton adjointe.
Je n’ai jamais eu conscience de mon talent ni de mon leadership, mais toi, tu en étais certain. Tu m’avais poussée à la démission pour me léguer petit à petit ce que tu as le plus aimé à part ta famille, Réussir.
Tu fus un parent, un ami, un tuteur et enfin un mari.
La première chose qui attirait l’attention de ceux qui avaient la chance de faire immersion dans notre quotidien, c’est l’amour et la confiance que tu éprouvais à mon égard.
Dans une complicité parfaite, naquit notre première fille et tu assuras pleinement ton rôle de bon mari et bon papa. Je me souviens des moments de plaisir que tu prenais pour la changer, la laver et la déposer à la crèche.
J’avais vu un autre Baye qui ne vivait que pour mettre sa petite famille dans les meilleures conditions.
Tu avais rompu avec les longues heures de travail, les longs voyages et les invitations matinales. « C’était ta famille d’abord. »
On avait instauré une séance de 45 minutes de petit-déjeuner et on se réveillait tôt pour discuter de tout, malgré nos obligations professionnelles. Dans cette atmosphère paradisiaque, était conçue une deuxième fille
inattendue, mais tu l’accueillis mieux que la première.
Je me rappelle de nos sujets de prédilection sur l’avenir de nos deux filles, et tu avais toujours un projet différent de celui de la veille pour elles.
Tu aimais faire l’exaltation de mes qualités auprès de ta famille, de tes collègues et de tes amis, alors que je n’ai jamais essayé d’évaluer mes efforts ni mes valeurs, à moins qu’ils soient le couronnement de ta générosité, de ta confiance et de ta sincérité dans notre relation et dans ta relation avec les autres. J’ai donc été cet être façonné par Dieu pour t’accompagner.
Je ne t’ai rien offert, à part te rendre ce que tu m’as donné. Le bonheur fut grand, mais très court.
Et un jour de grand été, je découvris que tu étais malade et que tu avais peu de chance de t’en sortir.
J’étais à terre au moment où tu louais Dieu, encore une fois. « Al Hamdoulih », « Al Hamdoulilah », ne cessais-tu de prononcer. Il en était ainsi pour toutes les circonstances de ta vie. Au coup du destin, tu as su y opposer celle de la foi.
« C’est la vie, c’est le destin, c’est tout simplement Dieu »…
Quand je pointais du doigt le laxisme des médecins qui n’ont su déceler ton mal à temps, tu mettais tout sur le compte du destin et de la volonté du Tout Puissant. N’est-ce pas me disais tu qu’on devrait payer cher pour vivre ça. Moi, j’aurais payé la fortune du monde pour que tu sois encore auprès de nous.
J’ai vécu avec toi ses derniers moments dans la dignité, mais surtout dans la foi.
Dans un état de conscience minimale et dans une voix qu’on entendait presque plus, ton dernier souhait n’était que de faire tes ablutions. Le corps qui n’était plus que souffrance refusa bien que ton âme aussi pieuse illuminait ton visage de telle manière qu’on eût l’impression que tu t’éloignais à nouveau de ta condition. Je t’avais donné ta pierre pour les ablutions sèches. Tu la saisis difficilement avant de réclamer une dernière fois ton chapelet.
J’implorais Dieu de te donner une seconde chance, car tu tenais tellement à Lui. Et ta réponse fut : « Pourquoi me maintenir en vie, si je ne suis plus à mesure de l’adorer convenablement. » Ce furent les derniers mots. Et l’homme de sciences, pour couper le pont qui maintenait le fil de ta vie, m’avait convaincu d’aller faire un tour et de te laisser te reposer. Il s’agissait du repos éternel qu’il n’osait aborder avec moi. Le conseil ne fut pas exécuté. Je suis restée comme pour m’en empêcher.
Plus de mots, même pas le moindre geste, ton corps se refroidit, tes yeux s’ouvraient et se refermaient. Tu n’avais
pas envie de t’en aller, laissant derrière toi ta famille et Réussir, mais c’est ça la condition humaine sans laquelle l’homme n’est pas, Dieu non plus.
Mes besoins d’Humains m’avaient jeté dans les bras de Morphée. Le sommeil n’avait duré que quelques petites
minutes. Au réveil brusque, Tout était fini. Baye, tu t’étais endormi à jamais.
Pourtant, je n’ai pas voulu appeler le médecin pour constater ton décès, je suis restée pour attendre un dernier souffre, Dieu seul sait combien de temps.
Et là, rien, je n’ai pas eu ce retour comme il en était à chaque fois que j’avais besoin de toi, même quand des milliers de kilomètres nous séparaient.
Dans ton sommeil profond, tu avais le même visage serein des heures de sieste, après un bouclage du magazine.
Sur ta poitrine où je m’étais couchée, je n’ai pu m’empêcher de demander à Dieu : Pourquoi lui ?
Et je me rappelai de ta réponse, la première fois que je l’eus dit : « Quand Dieu me comblait de bonheur, vous n’aviez pas demandé pourquoi, quand le destin m’empoigne par sa volonté, il faut en faire de même. » Sur ses notes, je sursautai et décidai enfin de faire face à l’’évidence.
Sur ces notes aussi, je boucle ces pages de vie au risque de tarir mes larmes.
Ma’ assalam Baye Dame !!!
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