Juste avant de proposer votre plan stratégique vous avez dû faire un diagnostic général du Port de Dakar. Quels sont les freins à la compétitivité que vous avez pu souligner ?
Les freins à la compétitivité du Port de Dakar peuvent se résumer à la congestion d’abord qui est due au retard d’investissements sur les infrastructures, sur l’efficacité opérationnelle de la manutention. A titre illustratif, pour un bateau de 40.000 tonnes, il nous faut 20 jours pour le manutentionner. Dans les ports qui sont efficaces, les ports modernes, il faut justes 5 jours. Ce qui fait que vous avez quelques bateaux en rades qui attendent qu’un bateau de 20 ou de 40.000 tonnes soit traité sur 20 jours. Donc il nous faut améliorer l’efficacité et cela passe par l’investissement dans l’infrastructure. Il faut 400 camions pour 40.000 tonnes, donc il faudrait que toute la chaîne logistique soit en place. Deuxièmement, il y a toute la complexité dans le processus d’enlèvement de la marchandise lié aux différents documents dont il faut se prévaloir pour pouvoir sortir la marchandise. Ensuite, vous avez un état défectueux de l’infrastructure portuaire en termes de voirie, de réseau ferroviaire, puisque ce Port de Dakar est fondamentalement conçu pour aller avec le réseau ferroviaire. Malheureusement, depuis une dizaine d’années, tout ce qui est enlèvement de la marchandise se fait par les camions et ce sont à peu près 1.800 camions qui rentrent au Port de Dakar tous les jours. Pour traverser la ville et pour sortir aussi, cela crée des goulots d’étranglement qui font qu’aujourd’hui, la croissance économique du pays est difficilement soutenable par un Port qui n’a pas suivi le rythme de croissance. Nous avons trouvé un état des lieux plutôt compliqué à ce niveau qui fait que des bateaux peuvent rester jusqu’à trois semaines en rade et cela coûte à peu près 10.000 à 15.000 dollars par jour. Les sociétés se plaignent beaucoup et au final, nous avons une satisfaction clientèle au niveau le plus bas de l’échelle du NPS, donc le net qui calcule un peu le niveau de satisfaction des entreprises. Nous avons trouvé une situation avec un défi énorme à relever.
Après diagnostic, comment se sont passés les six premiers mois et les victoires que vous avez remportées ?
La première chose qu’il fallait faire, c’était d’amener le Top management portuaire, l’équipe dirigeante à s’accorder sur le diagnostic. Parce que, si vous ne connaissez pas votre maladie, vous ne pouvez pas la guérir. C’était un premier jalon à poser pour dire voilà la situation. J’avoue que pour beaucoup d’entre eux, c’était une surprise, puisque le port était plutôt décrit comme une structure où tout allait très bien. Quand j’ai partagé le diagnostic avec le Top management, il y avait une surprise totale, autant sur des indicateurs financiers que des indicateurs sur l’efficacité opérationnelle. Ce fut le déclic pour beaucoup d’entre eux. J’ai senti la naissance d’une équipe autour du plan stratégique de développement. Ensuite, nous avons desserré l’étau pour les transporteurs de conteneurs qui avaient déjà d’énormes problèmes avec leurs conteneurs vides qu’ils ne parvenaient plus à ranger dans le port à cause de la congestion. Dubaï Port Word ne pouvait plus accueillir les 15.000 conteneurs présents dans la région de Dakar, faute d’espace. Les conteneurs étaient sur les châssis des transporteurs et quand vous avez un conteneur sur votre châssis avec 5 à 10 camions pour les transporter, vous ne pouvez plus faire le travail correctement. Ce qui fait qu’ils les déposent un peu partout dans la ville pour libérer leur châssis. Heureusement, nous avons pu trouver très rapidement avec la SONACOS 5 hectares, qui nous a coûté une fortune, mais néanmoins qui a permis de réguler, de mettre les camions dans ces endroits-là. Nous avons travaillé sur un plan de circulation avec les concessionnaires pour améliorer les cadences. Nous avons trouvé avec Grande Côte Opération (GCO) au niveau du Môle 5, une convention pour permettre à TVS (Terminaux Vraquiers du Sénégal) d’utiliser les deux quais, dont le poste 52 au niveau du Môle 5. Avec GCO, on a négocié la possibilité que le clinker puisse être manutentionné à ce quai-là et c’était un énorme goulot d’étranglement, puisque les bateaux de clinker pouvaient rester trois semaines pour le débarquement. Cela fait partie de ses « quick win » et ce n’était pas évident avec GCO, parce qu’ils ont estimé que leur produit pouvait être contaminé. Mais on a su les convaincre, car la situation l’imposait. Avec mon équipe et le Commandant du Port, on a assisté physiquement à la concrétisation des premiers débarquements de clinker à ce poste qui constituait auparavant un véritable goulot d’étranglement. Cela a énormément réduit la congestion et vous verrez que sur ce Terminal, TV5 a fait des efforts et amélioré le tonnage de pratiquement 33% sur 2018. Donc, il y a eu des acquis dans ce domaine et aujourd’hui nous avons réduit les temps d’attente en rade entre 5 et 10 jours là où on pouvait aller jusqu’à 35 jours : c’est énorme. Ce que cela a pu faire et que sur le plan financier, nous avons eu d’énormes succès qui nous ont permis d’améliorer notre trésorerie et même de régulariser quelque 300 agents.
Mais, ce que vous expliquez-là concerne le quotidien, mais, sur le long terme, comment comptez-vous parer à tout ça ?
Sur le long terme, nous avons complètement changé la perspective du Port de Dakar. Nous avons opéré un changement de paradigme. Nous avons vu le potentiel du Port de Dakar qui, aujourd’hui, fondamentalement constitue un goulot d’étranglement de l’économie.
« Nous avons réduit les temps d’attente en rade entre 5 et 10 jours, là où on pouvait aller jusqu’à 35 jours, donc c’est énorme. »
Nous avons une économie qui tourne à plein régime. Une économie qui fait des performances à plus de 6% depuis plus de 4 ans. Je suis convaincu que sans la congestion du Port, nous pouvons avoir entre 3 à 6% de PIB de points de croissance en plus. Ça veut dire que si on décongestionnait, si on améliorait l’efficacité opérationnelle du port, nous pouvons ajouter au moins 3 points de croissance dans l’économie sénégalaise. Cela rejoint exactement l’Axe 1 du Plan Sénégal Émergent qui vise une transformation structurelle de l’économie. Nous nous sommes dit qu’il faut construire un port de 4e génération. Un port qui est créateur de valeur ajoutée, créateur d’emplois et de richesses. Ce port-là, il est possible, compte tenu de la position géographique, de la qualité des ressources humaines, du climat qu’on a et de l’accompagnement du PSE qui veut qu’on soit un Hub logistique et industriel régional. Nous nous sommes insérés dans ce créneau-là pour dire que le port a la capacité d’être le moteur du PSE. Nous avons les arguments pour cela. C’est un changement radical, un virage complet à 180 degrés par rapport à la ligne directrice trouvée en place qui disait que le port allait profiter de l’embellie de la croissance économique du Sénégal pour faire son embellie. Nous, nous disons le contraire. Nous disons que le port sera le moteur. Nous pensons qu’avec tous les atouts que nous avons, il faut construire un Port sur lequel il faut adosser une Zone économique spéciale. Un port qui a des Petites et moyennes entreprises (PME) à l’intérieur à l’image de Singapour qui est le plus grand port de transbordement au monde. Singapour ne compte pas plus de 6 millions d’habitants. Le Sénégal dispose de quasiment tous les mêmes atouts que Singapour. 85% des conteneurs qui y arrivent ne pénètrent pas à l’intérieur du pays. Les produits sont transformés au niveau de cette Zone économique spéciale dont le Sénégal se dote et la marchandise repart directement avec une valeur ajoutée. Ici, 73% des conteneurs repartent vide. C’est à l’image du déficit commercial du Sénégal, puisque notre pays importe pour à peu près 3.000 milliards de FCFA et n’exporte que pour 1.000 milliards de FCFA. Pour avoir un retour sur investissement, il faut instaurer cette zone logistique portuaire qui servira de hub pour la sous-région. Les produits destinés à la sous-région ne doivent plus venir complètement finis, mais ils doivent venir en produits semi-finis et être transformés sur place, puis acheminés vers l’Hinterland.
Excusez-nous, mais tout cela reste de la théorie. Concrètement, qu’est-ce qui a été fait ou est en train d’être fait pour que le Port de Dakar devienne ce hub ?
Concrètement, nous sommes en train de construire un nouveau port de dimension internationale en eau profonde avec un tirant d’eau de 18 mètres qui s’étendra sur plus de 1.000 hectares jusque dans la zone de Popenguine et Ndayane. Ce sera un port de 4e génération (doté d’une Zone économique spéciale) qui sera le plus grand port d’Afrique de l’Ouest. Nous travaillions en partenariat stratégique avec Dubaï Port Word. Les études ont coûté plus de 3 millions de dollars US. Le premier phasage du design est fini et le Master plan aussi. Il nous faut travailler avec les populations de Ndayane, mais aussi avec les autorités pour la cession des terres et le début des travaux prévus durant cette année 2019. Les négociations ont pris du temps, mais nous avons trouvé un consensus pour débuter les travaux cette année. Ce port va fondamentalement transformer la face du pays, puisqu’il recevra les investissements les plus importants de l’histoire du Sénégal. Il faut également rappeler que ce port sera dans ce que l’on appelle « le triangle de prospérité » (Dakar-Thiès-Diamniadio-Mbour), à 8 km de l’aéroport (AIBD) et ouvert sur l’espace CEDEAO. Nous nous intéresserons à un marché de plus 300 millions d’habitants répartis sur 13 pays. Il ne s’agit plus seulement de l’économie sénégalaise, mais de celle de la CEDEAO. Voilà pourquoi nous parlons de Port moteur de l’émergence. Nous travaillons pour le second mandat du Président Macky Sall, et une fois réélu, il aura à sa disposition un secteur portuaire prêt à booster l’économie.
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