Prof Fall, pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
Je suis un Sénégalais de la diaspora. Je vis au Canada depuis une trentaine d’années. Je suis titulaire d’une Chaire de recherches qui s’intéresse aux questions d’identités culturelles et d’intégration socio-professionnelle des immigrants en général mais aussi à la problématique des signes de visibilité de l’islam en Occident, particulièrement au Québec et au Canada. D’ailleurs, sous peu, avec les chercheurs sénégalais Mouhamed Abdallah Ly et Mamadou Ndongo Dimé, nous éditerons le premier ouvrage à paraître au Canada sur le halal. Un ouvrage qui aborde la question du halal sous ses multiples dimensions : religieuse, politique, identitaire, économique, financière, éthique, marketing et publicitaire…
Alors, professeur, le Halal qu’est-ce que c’est ?
Le halal est aujourd’hui un «objet en constitution» plutôt qu’«un objet constitué». Une telle réponse peut surprendre ceux qui ne comprennent le halal que dans sa relation à l’animal et au rituel d’abattage. Effectivement, le «halal cultuel» en rapport avec l’abattage et en rapport avec les interdits alimentaires, ce halal est précisé dans le texte et la Sunnah.
Mais pour moi, cette capture de la signification du halal sur la viande et sur la nourriture réduit le sens de la notion. Le halal renverrait plutôt à ce qui est permis, recommandé aux musulmans et dans les aspects multiples de sa vie. Le halal serait le bon comportement, l’éthique visée par le musulman. Et cela dépasse le simple cadre de la nourriture. En ces périodes où l’on parle beaucoup de transparence, d’imputabilité, de saine gestion, j’ai défini le halal dans un de mes textes comme renvoyant à la bonne gouvernance, la gouvernance de soi, la gouvernance de soi dans sa relation avec les autres, la gouvernance des biens publics, la gouvernance de la société… Le halal, c’est ce qui est licite, autorisé, bon, pur, sain, humain, non injuste dans le comportement des musulmans et dans la gestion des sociétés musulmanes.
Aujourd’hui, les objets à partir desquels on parle du halal sont multiples : bien sûr la nourriture, le champ de l’agrobusiness. Mais aussi le cosmétique, la mode, les médicaments, l’artisanat, les jouets, les produits ménagers, les services professionnels (gestion, counseling, marketing…), le tourisme, la musique, l’édition, les émissions télévisuelles et bien sûr, la finance et la micro-finance islamiques avec leurs différents produits comme les obligations islamiques (Sukuks), les assurances islamiques (Takaful), le prêt Mourabaha etc.
Tous ces objets constituent les produits islamiques, que certains économistes appellent «les biens de croyance». Ces produits islamiques connaissent une forte explosion dans le marché mondial de la consommation. Ces produits à l’intention des musulmans sont surtout fabriqués et commercialisés par le monde non-musulman. Ce monde non-musulman (occidentaux et maintenant chinois) a compris l’importance que représente le marché des consommateurs musulmans, un marché estimé aujourd’hui à 1,6 milliard de personnes.
C’est surtout cette dimension qui m’intéresse et que j’appelle le halal économique ou le halal du marché mondialisé.
Je dis que ce halal dans sa dimension commerciale, industrielle et mondialisée, se situe à la frontière du religieux et des exigences économiques. Il se négocie dorénavant entre le monde musulman et le monde industriel occidental qui domine sa production.
Professeur, vous avez dit que le halal n’est pas un objet constitué mais un objet en constitution. Voulez vous préciser ?
L’expression même «halal »est un mot de la langue arabe, un mot du monde musulman mais c’est un mot qui a été plus utilisé en Occident que dans les pays musulmans. Dans la plupart des pays musulmans, je veux dire les pays majoritairement musulmans, on entend plus parler de «haram» que de «halal». Prenons la langue wolof, il est rare de rencontrer des locuteurs utiliser le mot d’emprunt «halal». Ce qui n’est pas le cas pour «haram». Certains font le lien entre «alal» et «halal». Ce lien ne me semble pas évident.
Les sociétés musulmanes ne se sont pas trop arrêtées à conceptualiser le «halal» comme si le fait même d’être en «darul islam» nous situait d’emblée dans le licite musulman. Ecoutez les prêches du vendredi ou les émissions religieuses à la télévision ou à la radio, vous entendez fréquemment l’expression «haram». La société sénégalaise ne s’est pas trop arrêtée à catégoriser le halal, à catégoriser ce qu’est le bon, le sain, le pur. Regardez tout simplement la manière de donner l’aumône, la manière d’aider son voisin ou le pauvre, la manière de contribuer au Gamou, au Magal, au baptême, au mariage… toutes ces manières de donner sont marquées par l’ostentation, le «m’as-tu vu». Comment «bien faire le bien» est une dimension importante dans l’islam. La licéité de ce que l’on donne est un autre aspect du halal alors qu’au Sénégal l’argent de l’ostentation est très souvent de l’argent volé, de l’argent détourné. Le bien faire, le permis, le licite dans tous les gestes du musulman est inscrit dans le Coran. Et pourtant, on a l’impression aujourd’hui que nous sommes en apprentissage, en initiation du halal, du licite car c’est l’Occident qui nous force à la bonne gouvernance, donc au comportement halal.
Laissons un peu cette lecture sociopolitique du concept de halal pour revenir au halal économique…
C’est à partir des besoins alimentaires des musulmans en Occident que la problématique économique du halal a émergé, qu’elle a rencontré les intérêts du monde industriel occidental et le système de croyance, le système normatif islamique. Il faut savoir que les gros producteurs du business halal de la nourriture ne sont pas les musulmans, même si des pays comme la Malaisie, l’Indonésie cherchent à devenir des joueurs importants. Ainsi parmi les dix plus gros producteurs mondiaux de viande halal, il n y a aucun pays musulman. Nestlé est la 1ière entreprise mondiale productrice de nourriture et boissons halal. Ce marché du halal alimentaire est aujourd’hui de 670 milliards de dollars US et 90% des bénéfices vont vers les pays non musulmans. Le marché mondial des produits islamiques est de 3000 milliards et là encore le plus gros des bénéfices va vers des pays non-musulmans.
Cette empreinte de l’industrie occidentale sur le halal fait que la «qualification» du label halal se négocie aujourd’hui à la frontière du marché industriel, du marché religieux islamique, du marché du savoir et même du marché culturel et identitaire. Le halal n’est plus un simple concept religieux mais un concept protéiforme. De plus la «halalisation» croissante de nouveaux objets, comme je l’ai mentionné plus tôt, crée un flou dans la délimitation de la frontière des objets halal, de leur qualification halal et des normes de certification. D’ailleurs, avec cette occupation de l’industrie économique du halal par les pays non- musulmans, les pays musulmans, à travers des agences nationales ou internationales comme l’Institut de normalisation et de métrologie des pays islamiques (SMIIC) commencent à réfléchir sur des normes harmonisées pour les pays de la Oummah, lesquelles normes serviront sûrement comme repères dans la qualification du halal en provenance de l’Occident. C’est ce travail actuellement en cours d’élaboration des normes de qualification, ce travail qui tient compte autant du religieux que d’autres paramètres (qualité, santé, traçabilité, certification, bien-être animal, esthétique…) qui me fait dire que la qualification halal est un «objet en construction».
Monsieur Fall, y a-t-il un avenir au Sénégal pour le business halal, pour le business des produits islamiques ?
J’en suis convaincu et une vision économique qui laisserait en rade le potentiel du halal et de la finance économique est une vision incomplète pour le développement du Sénégal. Je disais, tout à l’heure, que le halal alimentaire représentait 670 milliards de $US dans le monde. Sur ce montant, le potentiel est de 400 milliards pour l’Asie et 150 milliards pour l’Afrique. Et l’Afrique subsaharienne compte plus de musulmans. Donc, il y a un bon bassin de consommateurs musulmans.
Pour parler plus précisément du Sénégal, le Président Macky Sall est dans le même état d’esprit que le Président Abdoulaye Wade qui avait bien compris, à travers le plan REVA en 2006 et ensuite la GOANA en 2008, que l’agriculture et son corolaire l’agrobusiness étaient les moteurs de la croissance économique du Sénégal et constituaient des outils indispensables pour lutter contre le chômage des jeunes et l’immigration clandestine. L’agriculture, l’élevage et leurs dérivés, la disponibilité des terres et de l’eau, la disponibilité de la main d’œuvre, le soleil ouvrent la voie au business halal au Sénégal. A cela s’ajoutent une industrie de la mode, du cosmétique, de l’artisanat, du tourisme…
Cependant, si le Sénégal veut prendre sa place dans le business halal et être un pays exportateur, les producteurs et entrepreneurs doivent savoir que la compétitivité dans le marché de l’islam demande de répondre à des normes de certification, de qualité, de sécurité, d’hygiène, d’étiquetage, d’emballage… Le Sénégal, comme d’ailleurs la plupart des pays de la Oummah, a une force qui peut aussi être sa bombe. Sa force, c’est sa jeunesse qui assure son avenir. Sa faiblesse ou sa bombe à retardement, c’est aussi sa jeunesse si on ne lui trouve pas de l’emploi, si l’on n’actionne pas les leviers du développement qui peuvent créer des entreprises, de l’emploi et de la richesse à partager. J’ai senti la compréhension de cet enjeu capital à travers l’intérêt que notre Salon a suscité auprès de l’ADEPME et surtout auprès de la ministre de la femme, Dr Anta Sarr.
Professeur, avant le Salon vous avez organisé un Atelier de formation et de mise à niveau pour les agents de l’État et ceux du privé sur la finance islamique. Pouvez-vous en tirer des conclusions ?
Oui ! Cet Atelier a été organisé sous le patronage du ministère de l’Economie et des Finances à travers la Direction de la Monnaie et du Crédit, dirigée par Madame Oulimata Diop. Une collaboration très professionnelle. Cet Atelier a bénéficié du financement de la Banque Islamique de Développement à travers sa filiale l’Institut Islamique de Recherche et de Formation (IRTI) qui nous a délégué des animateurs de haut niveau. Nous avons organisé l’Atelier et le Salon grâce aussi à l’appui du Centre Islamique pour le Développement du Commerce (CIDC) de l’OCI. Nous avons également obtenu la collaboration d’une grande sommité intellectuelle et religieuse du monde musulman : le Dr Cheikh Ali Muheddine Quaradyi, professeur de droit, de jurisprudence et finances islamiques de l’Université du Qatar et Secrétaire général de l’Union mondiale des Ulémas.
Ce que l’Atelier de formation comme le Salon ont révélé, c’est une proximité de sensibilité, d’identité des Sénégalais avec les outils économiques inscrits dans les principes de l’islam que sont la finance islamique et le business halal. Cependant, il y a une méconnaissance des principes qui fondent la finance islamique, une méconnaissance de ses produits et services, une méconnaissance de son fonctionnement par rapport à la finance conventionnelle. La finance islamique et la micro-finance islamique suscitent aujourd’hui une attente. Elles portent un espoir d’alternative pour les musulmans sénégalais qui se disent déçus des taux d’intérêt élevés de la finance conventionnelle mais aussi de l’inaccessibilité du crédit. C’est pour cela que j’ai soutenu dans mes propos de conclusion de l’Atelier que la finance islamique et le business halal se présentaient de plus en plus dans les esprits des sénégalais comme une demande sociale et une catégorie nécessaire de notre culture économique. Mais, il faut qu’au delà des arguments souvent facilement invoqués (les banques islamiques ont mieux résisté que les conventionnelles, que les banques islamiques partagent les risques, que les banques islamiques ne pratiquent pas l’intérêt), il faut que les banques islamiques et le microcrédit prouvent réellement qu’elles sont de réelles alternatives, qu’elles offrent mieux que les banques conventionnelles. Le seul argument de la proximité spirituelle n’augmentera pas le taux de bancarisation des banques islamiques. Les musulmans ne seront dans l’esprit du «boycott», c’est-à-dire de la préférence pour les banques islamiques, que si ces dernières répondent autant à leurs attentes spirituelles qu’à leurs attentes économiques et également si elles savent déployer un véritable marketing pour les produits islamiques.
Il ressort de l’Atelier mais aussi des débats suscités «in and outside» que l’implantation de la finance islamique fait face à des véritables obstacles : la mainmise de la finance conventionnelle sur le marché de l’argent et de l’investissement, la proximité de cette finance conventionnelle avec le pouvoir politique et les leaders politiques dont les avoirs sont logés et se fructifient par l’intermédiaire des principes de ces banques et enfin par une législation inadaptée à la finance islamique.
Alors professeur, que faut-il faire ?
Suscitez de plus en plus l’adhésion, le désir de la population. Et les banques islamiques de mieux informer et de déployer plus de conviction et d’audace dans leur marketing.
Moi et des formateurs avons rappelé les propos récents du Premier ministre britannique David Cameron qui a affiché ouvertement, il y a quelques semaines, de faire de Londres, une capitale mondiale de la finance islamique à côté de Dubaï et de Kuala Lumpur et de devancer les places européennes de la finance islamique que sont la France, le Luxembourg, l’Allemagne et la Belgique. Le Royaume Uni compte aussi être le premier pays non européen à émettre un Sukuk, un emprunt public de 234 millions d’Euros, conforme aux principes du droit musulman. Ceci pour renvoyer au paradoxe que nous vivons dans plusieurs pays musulmans où les leaders politiques avancent comme sur des œufs pour prendre le tournant de la finance islamique. Mais, le Sénégal me semble prendre aujourd’hui la juste mesure des choses alors que le Président Macky Sall montre un intérêt pour les modèles de financement islamique et que son ministre des finances, M. Amadou Bâ, a annoncé, il n’y a pas longtemps, une émission d’obligations islamiques de 100 milliards FCFA. Ce qui serait le début d’une série de sukuks pour financer des projets d’infrastructure et d’énergie.
Professeur, vous avez, avec vos partenaires du Salon International sur le Business Musulman (SIBM), organisé un atelier de formation en finance islamique et une première Édition du Salon en un an de préparation. Cela a dû demander beaucoup de temps et d’énergie…
Oui beaucoup de temps, d’énergie et surtout d’engagement de la part de tous les membres du SIBM, surtout ceux qui ont fait l’excellent travail de terrain ici au Sénégal. Je cite Djibril Guèye, Dénéba Diouf, Bamba Ndiaye, l’IAM et tous les autres. Plusieurs pensent que nous avons reçu un soutien financier du gouvernement sénégalais. Ils se trompent. Nous avons travaillé dans des conditions difficiles, avec des moyens limités. Nous avons, bien sûr, obtenu l’appui institutionnel du ministère de l’économie et des finances et je les remercie encore. C’est fort apprécié. Je souligne le soutien financier fort appréciable de la Banque Islamique du Sénégal (BIS) et de son DG Babacar Ndoye et ses collaborateurs. Mais, il faut dire que peu croyait que nous réussirions et plusieurs souhaitaient d’ailleurs que nous ne réussissions pas. Cela n’a pas été facile. Nous aurions aimé faire plus et avec un peu plus de moyens et d’appui, nous aurions fait plus. Mais nous avons des résultats et une chose est inscrite dans l’histoire, nous sommes à l’origine d’un débat socio-économique sur la place du business halal dans le développement du Sénégal et de la CEDEAO. Mes collaborateurs et moi, du premier au dernier, nous étions armés de la volonté patriotique de servir le Sénégal, de la volonté de réussir et surtout de la conviction de la force d’une idée. Nous pensons déjà à la seconde Édition du Salon.
Discussion à ce sujet post