L’objectif est d’atteindre 200 000 tonnes de tomate fraîche industrielle en 2017 pour atteindre l’autosuffisance d’abord avant l’export. Pour cela, il faut une synergie parfaite des acteurs de la filière. Un rêve ? Non, pour certains acteurs, mais à la condition que la SOCAS joue sa partition.
Citée en exemple, la filière Tomate est une des plus dynamiques et organisées du secteur agroindustriel au Sénégal. Elle s’est constituée depuis 1974 autour du Comité National de Concertation de la Filière Tomate Industrielle (CNC/FTI) où on retrouve industriels, producteurs, fournisseurs d’intrants, structures financières avec l’accompagnement des structures étatiques comme la SAED, l’ISRA, la DPV, la Douane… Chaque année, la production ne cesse de croître, les surfaces emblavées aussi. Ce qui a conduit à l’arrivée sur le marché de deux nouvelles usines, Agroline et Takamoul Food, pour concurrencer le monopole de fait de la SOCAS, jusque-là la seule usine de transformation de tomate. Cette dernière, qui a porté le secteur depuis sa création, est accusée de favoriser l’importation de triple concentré, moins cher que la remontée de filière.
Une croissance dégénérative
De 2001 à 2014 , la production est passée de 51 150 T de tomate industrielle à 28 023 tonnes, une baisse de presque 50%. Ce qui cache mal des oscillations de production qui ont pu, à certaines années, selon la Direction de l’Horticulture, atteindre 110 000 T en 2011 et même 125 000 T en 2006, soit, à ce jour, le record de production. Des fluctuations ressenties dans la collecte des 3 industriels. Ainsi, de 39 065 T en 2013, la collecte est passée à 46 263 T en 2014 pour rechuter à 28 023 T en 2015. Un différentiel de plusieurs milliers de tonnes perdues.
Un sans-faute à améliorer
Même si la totalité de la récolte de cette année a été enlevée par les 3 industriels, elle demeure pourtant faible. En effet, 28 023 T sont trop peu importantes pour avoir un impact sur toute la filière qui a la possibilité de faire nettement mieux. Pour y arriver, il faut un sens du travail en commun pour tirer vers l’avant toute la filière. Selon Mouhamadou Diop, Secrétaire Général du Comité National de Concertation de la Filière Tomate Industrielle (CNC/FTI), la remontée totale de la filière est possible mais à certaines conditions.
«Les acteurs doivent jouer franc jeu entre eux. Chacun doit respecter ses engagements vis-à-vis des autres. La filière doit constituer un ensemble dans lequel dès qu’un des acteurs fait de bonnes affaires, les autres le ressentent», tonne le responsable qui estime que c’est ce qui justifie l’échec de la présente campagne. «Elle constitue un échec en termes de production évacuée vers les usines. Avec des productions antérieures de 80 000 à 100 000 T par campagne, avec une seule société de transformation, on est tombé à moins de 40 000 T cette année avec 3 industriels», fait-il remarquer.
Un constat de raté fait aussi par Takamoul Food, un des 3 industriels. Toutefois, pour son DG, Cheikh Tidiane Sy, il faut voir du côté des autres industriels qui n’ont pas respecté leurs engagements. «Sur la base du protocole, les producteurs s’étaient engagés sur 80 000 T. Normalement, SOCAS, qui occupe 50% du marché, devait acheter 40.000 T. Agroligne et Takamoul Food 20.000 T, chacun. Mais, en pleine négociation, SOCAS s’est retirée du protocole, en raison de divergence sur le schéma de répartition des quotas d’importation de triple concentré. Je leur avais demandé de revenir à de meilleurs sentiments parce qu’Agroline et Takamoul Food n’avaient pas la capacité technique pour absorber les 80.000 T sur lesquelles on s’était engagé. Mais, SOCAS avait clairement dit que son Conseil lui avait demandé de ne plus s’engager tant que l’Etat ne revoit pas les importations de triple concentré. Alors, les producteurs et la banque ont dû revoir leurs engagements et positions. Finalement, on s’est trouvé avec un engagement global de 45 000 T au lieu de 80 000 T. J’ai dû procéder en urgence à une augmentation de capacités avec les investissements de plus de 600 000 USD pour permettre à l’industrie de pouvoir absorber une plus grande quantité de tomates fraîches provenant de la Vallée. Après négociation avec l’Etat, SOCAS est revenue dans la filière, mais c’était déjà trop tard», se désole M. Sy.
Chez Agroline, l’autre unité de transformation de tomate, on veut voir le côté positif de la campagne. «La campagne 2014-2015 a été satisfaisante à plusieurs égards, même si ce n’était pas gagné d’avance. D’abord, il faut souligner que cette année, aucune tomate n’a pourri dans la Vallée, les industriels ont enlevé la totalité de la production. Ensuite, nous nous réjouissons de cette campagne parce qu’Agroline en est sortie première dans les enlèvements, devant les autres industriels. Cette performance, nous la devons à notre organisation et aussi aux relations de confiance que nous avons pu nouer avec tous nos partenaires : producteurs, banques, transporteurs. Il faut y ajouter, avec force, la disponibilité d’un personnel très engagé et compétent. La campagne a démarré dans un contexte très difficile avec des divergences de positions entre acteurs. Mais, nous avons pu compter sur la capacité managériale des responsables du ministère du Commerce, aussi sur la détermination des producteurs de la Vallée ou encore sur le bureau du Comité Tomate qui a joué un rôle important même durant les moments les plus tendus. Notre grande satisfaction est de savoir que notre filière est résiliente, que le secteur sait survivre à des chocs endogènes, même importants», souligne Mouhamadou Mansour Camara, son représentant.
Pour précision, SOCAS n’a pas fait suite à nos nombreuses demandes d’entretiens.
Planification non rigoureuse du calendrier cultural
La tomate est un produit périssable qui se détériore très vite si les conditions ne sont pas optimales pour sa collecte et sa conservation. Ainsi, il faut respecter un planning de production qui prend en compte plusieurs aspects dont le climat, la chaleur, le cycle de maturation etc. «Normalement, les premiers semis de tomate doivent se faire en début octobre. Mais lorsque SOCAS est revenue autour de la table, on était déjà en fin novembre, début décembre. Ce qui fait qu’on avait empiété grandement sur le calendrier cultural. Ce qui induit des pertes de rendement. De plus, les surfaces emblavées n’étaient pas importantes. Ces contraintes techniques ont fait que sur les 45 000 T escomptées, on a eu que 25 000 T», souligne le DG de Takamoul Food.
Pour lui, cette situation est un paradoxe qu’il a du mal à s’expliquer. En effet, il estime que, normalement, l’entrée dans la danse des 2 autres industriels devrait permettre d’augmenter, voire atteindre l’autosuffisance. Mais aujourd’hui, c’est tout à fait le contraire. Alors, quel enseignement en tirer ? C’est que la filière mérite une nouvelle organisation. «Aujourd’hui, en tant qu’industrie, nous avons procédé à une augmentation. Cela veut dire que bon an, mal an, on peut traiter 35 000 à 38 000 T/ an. Il est évident que si on n’a pas suffisamment de tomates fraiches, l’investissement ne sera pas rentabilisé. Alors stratégiquement, il faut revoir notre manière de procéder. Et nous sommes dans cette dynamique à identifier des zones de production dans la région des Niayes dans laquelle nous avons fait des tests de production, il y a deux ans, lors desquels les rendements ont été deux fois meilleurs que dans les terres agricoles», informe M. Sy.
Concernant ces couacs, M. Diop (CNC/FTI) estime que c’est plus un sentiment de frustration de SOCAS qui voit d’un mauvais œil l’arrivée de Takamoul Food et d’Agroline. «Il s’agit juste de « guerre de positionnement ». SOCAS a occupé le marché de transformation de la tomate fraîche en situation de monopole pendant près de 40 ans. Pendant tout ce temps, elle achetait la tomate auprès des producteurs en plus d’une production en régie. Cependant, elle n’arrivait pas à satisfaire les besoins nationaux de double concentré. D’où ses importations de triple concentré. Avec l’arrivée d’Agroline et Takamoul Food, SOCAS ne contrôle plus le marché. C’est pourquoi, elle cherche à prouver que les contre-performances de la filière sont dues à l’introduction des nouveaux industriels», affirme-t-il.
Toutefois, il ne met pas tout sur le dos de l’opérateur historique, Takamoul Food et Agroline en ont aussi pris pour leur grade. «Ces derniers n’ont pas encore assez d’expérience pour pouvoir collecter de grandes quantités de tomates fraîches. D’autant plus que leurs usines sont installées à Dakar, surtout pour traiter le triple concentré», relance le Secrétaire Général de l’interprofession.
Pour sa réplique, M. Camara (Agroline) rappelle que les industriels de la filière ont manifesté leur décision de donner la priorité absolue à la tomate fraîche venant de la Vallée. Il rappelle qu’ils ont du lutter pour que le concentré de tomate demeure dans le groupe D de l’offre d’accès au marché de l’Afrique de l’ouest dans le cadre des APE. Cette inscription au groupe D signifie que le concentré de tomate est exclu du champ de libéralisation. Par ce principe, les quotas d’importation de triple concentré ne sont accordés que pour le gap annuel entre les enlèvements de tomate fraîche des industriels et les besoins du marché.
Le défaut de financement
«Aujourd’hui, les industriels comptent sur l’importation du triple concentré pour approvisionner le marché de double concentré. L’Etat, pour soutenir la filière, doit surtout organiser les acteurs de manière à les amener à approvisionner correctement le marché national à partir de la production nationale de tomate fraîche. Ceci commence par la régulation des importations en les réduisant, considérablement. De plus, il faudra appuyer les producteurs pour augmenter la production nationale. Ces producteurs ont besoin de subventions sur les intrants, notamment les engrais, ainsi que l’équipement en matériel agricole. Sur l’international, l’Etat pourra aussi se positionner au niveau de la CEDEAO et de l’Union européenne pour faciliter l’accès des marchés aux acteurs», déclare M. Diop (CNC/FTI).
Pour lui, le Sénégal a les moyens de devenir un hub de la tomate en Afrique de l’Ouest. Mais, cela passe par les efforts des acteurs de la filière et de l’Etat, estime M. Sy (Takamoul Food). «Le 1er point consiste à lever les contraintes liées à la production. Le 2ème point, nous intervenons dans un secteur permettant de tirer vers le haut des masses vulnérables. Il faudrait que l’Etat trouve des mécanismes pour soutenir ces filières. On ne peut pas appliquer le même régime douanier à une entreprise qui importe tous ses intrants et une autre qui produit, transforme et vend au niveau local. Il faut une fiscalité adaptée pour les entreprises intervenant dans les chaines de valeur agricoles. De même, la TVA appliquée sur les produits agroalimentaires est trop pénible. Par exemple, sur le riz, il n’y a pas de taxe. Pourquoi pas la même chose sur la tomate ? Cela permettrait aux consommateurs de payer moins cher et cela évitera les produits de substitution, comme les bouillons qui nous posent beaucoup de difficultés sur le marché», fait-il savoir.
Pour sa part, M. Camara (Agroline) estime que l’Etat a déjà fait beaucoup. Il note que les producteurs bénéficient d’engrais subventionnés, d’aménagements et de l’encadrement de la SAED, de l’appui de l’ISRA et d’autres services étatiques. Aussi, sur le plan des infrastructures, les dernières réalisations du MCA Sénégal dans la zone Nord facilitent fortement l’accès aux périmètres et impactent positivement sur les rotations des camions. Il n’oublie pas de relever que, sur le plan commercial, le double concentré de tomate est situé dans la 5ème bande au niveau du TEC CEDEAO. Son importation est taxée à 35% de droits de douane. «Toutefois, si nous devons solliciter encore l’Etat, ce serait plutôt sur le renforcement de l’accompagnement des producteurs. En effet, si la tomate fraîche pouvait revenir moins chère, l’activité serait plus rentable», lance le responsable d’Agroline.
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